Juste une mise au point (épisode 2)


Nous n'avons pas la télé et quand nous l'avons elle est dans un placard qui ne s'ouvre pas souvent. La radio c'est France Inter, elle est allumée le matin, le soir parfois. La principale source de musique dans un premier temps c'est la discothèque parentale. Principalement du rock, du folk et de la chanson française ; du jazz et du classique aussi, mais ces deux catégories de musique - à part les 4 Saisons de Vivaldi - me paraissent totalement étrangères... et pourtant, dans pas si longtemps, Abdullah Ibrahim "Dollar" Brand me tiendra compagnie.

Ici pas de daubes !

Maintenant que la famille a quitté le Havre pour un coin de campagne perdu à la frontière entre le Lot & Garonne et le Tarn & Garonne, l'école est au village. Le village est à 5 kilomètres et les panneaux de signalisation ne sont pas légion. Je ne peux plus jouer à crier VERT ! dans la voiture quand le feu tricolore passe au vert... le premier feu est à 30 kilomètres d'ici.
Je ne sais plus de quand date l'arrivée du lecteur de cassette mais je me souviens qu'il joue Nino Ferrer. Mirza et Ho hé hein bon nous font bien marrer ; 5 kilomètres t'as le temps d'écouter un ou trois morceaux.


Je me souviens avoir échangé Fox The Fox à Naïma contre quelques billes et peut-être un boulard. Les billes c'est le jeu de la cour de récréation, un véritable marché s'organise avec des valeurs, trois oeil de chat pour une comête, c'est du libéralisme total, personne ne fixe les règles.  Celles et ceux qui connaissent d'autres cours de récréation apprennent que les valeurs ne sont pas les mêmes à Beauville ou à Bourg de Visa. Moi j'échange des billes contre un 45 tours. Precious Little Diamond de Fox The Fox n'était pas une pépite. Pas plus que Liquid Gold Anyway you do it gagné au tir à la carabine lors du passage de la fête foraine. Rien ne me cause dans ces deux disques. Je les pose parfois sur la platine parce que ce sont mes disques, mais rien ne se passe.

Je devais chercher quelques chose (1) ou alors j'étais bon aux billes et j'avais du stock ou peut-être que j'aimais bien échanger des choses avec Naïma ; toujours est-il que je me souviens très bien de mes premières écoutes de Et tu fermes les yeux d'Alain Barrière ramené à la maison alors que le soleil brillait sur la campagne.

Ce n'est pas tant que la musique ou la jaquette qui me plaisent. Non, c'est une sensation. Un émoi érotique musical ; quand la fille au choeur chante mon amour mon amour, mon amour des images m'envahissent et je sens le sang quitter mon cerveau pour remplir mes joues. Étreinte, extase, corps, vibrerons, pinacle. J'ai à la fois honte et chaud. Un peu plus tard - dans la discothèque parentale - je tomberais sur un disque de Diane Dufresne. Je garde une tendresse particulière pour Les dessous chics. La mélodie me reste en tête et cette histoire de transpercer le coeur des filles me laisse songeur.



La musique est un engagement



Pour les paroles je préfère Claude Barzotti à Alain Barrière. Dans Je suis rital et je le reste je crois percevoir un peu de rage. Même si Renaud fait déjà partie de mon univers je n'ai pas encore mis la main sur les Bérus et la voix de Claude Barzotti quand elle va racler le fond de sa gorge me fait de l'effet. Mais ces 45 tours ne font pas vraiment partie de mon univers.

Plus tard, vers la fin des années 90, les compilations de daubes (principalement de la musique des années 80) seront à la mode et alors que quelques copains s'échangent des cassettes avec Indochine, Jacky Quartz et Images, ces musiques me reviendront en mémoire. J'apprendrai alors à écouter la musique avec une bonne dose d'humour. Nuit sauvage, Etienne, Boys Boys Boys, Hijo de la luna... tout un tas de tubes que j'avais été obligé d'écouter dans le car qui nous amenait au collège. Mais avant cette prise de conscience des diverses manières d'écouter, la musique est pour moi une affaire sérieuse. Elle commence à définir une partie de ma place dans le monde, très vite elle est un marqueur qui accompagne ce que je veux être, ce que je veux dire et ce que je veux vivre.

Les daubes que j'aime

Si le goût est un système de valeur (conscient ou inconscient) qui permet de juger une oeuvre alors permettez moi - avec le recul - d'avoir plusieurs systèmes de valeurs ou tout au moins un système à forte modulation : disons que si Hurricane (de Bob Dylan) est une belle chanson, All That She Wants (d'Ace of Base) m'est agréable (cf. Kant) ; disons que je n'aspire pas spécialement à me servir de mon goût comme instrument de domination sociale (cf. Bourdieu et La distinction une critique sociale du jugement) mais comme moyen de me faire plaisir, de me procurer des émotions, de communier avec le monde, de découvrir des terrains inconnus et enfin de jouir à divers niveaux de l'immédiateté artistique de la musique.

Ayant  fréquenté de nombreuses musiques, ayant une conscience du bon goût (acceptant ainsi en partie sa domination ou tout au moins une échelle de valeurs) je peux aussi tenter m'en défaire ou essayer de me placer où je veux sur l'échelle qu'il semble définir. Pour faire simple, disons - en société - qu'il y a des daubes que j'aime. Mais surtout et nous l'avons déjà dit répétons qu'il y a plusieurs façon d'écouter de la musique et que l'auditeur ne cherche pas toujours la même chose dans cette écoute.

Et pour jouir de cette musique il faut - industrie du disque oblige - savoir sacrifier quelques billes.


(1) Sûrement les premières tentatives de sortir des disques de papa / maman.


Les autres épisodes de ma vie musicale sur Duclock :
Héritage & Industrie (épisode 1)
Boys Boys Boys (épisode 3)
Musiques et Images (épisode 5)
Premières munitions (épisode 6)
Fin des années 80 (épisode 7)
Place de ma mob (épisode 8)
Solitude et bande originale (épisode 9)
Ce que Nirvana me disait (épisode 10)