Faites le mur / Exit through the gift shop



Là dans mon fauteuil ce soir de réveillon, j’ai sans doute vu le film le plus malin depuis longtemps. De ce film, il vaut mieux ne pas savoir grand chose pour garder intacte la manipulation opérée, alors attention avant de continuer à lire ces lignes.

LA VERITE ?

Qu’est-ce que le street art ? Qui est Banksy ? Voici les questions que ce documentaire est censé poser par l’intermédiaire de Thierry Guetta, français expatrié aux Etats-Unis depuis les années 80, mono-maniaque de la prise d’images, cousin d’Invader, cet artiste connu pour ses représentations du célèbre jeu en mosaïque posées un peu partout dans les villes du monde.

Thierry Guetta, qui commence donc en filmant sa famille, en vient à s’immerger dans le monde du street art et se prendre de passion pour ces artistes, qu’il va rencontrer grâce à son fameux cousin. En guise de documentaire, on ne voit au final quand même pas grand chose si ce n’est des photocopies, des pots de colles, des toits et des murs, de toutes ces années (fin 90 ?) durant lesquelles Guetta film, filme, et re-filme. Il faut vous dire d’ailleurs que s’il a cette curieuse manie, c’est parce qu’il a perdu sa mère dans sa jeunesse et gardé le traumatisme de n’avoir pu être présent au moment de sa mort...

Le tournant du film vient de la rencontre entre Guetta et Banksy, le Saint Graal du street art. L’anonyme, le célèbre inconnu dont on rêve de découvrir l’identité. À l’écran, brève découverte de l’oeuvre de l’artiste anglais, ses oeuvres et interventions décriées dans le monde de l'art. Banksy visionne le fameux film préparé par Thierry Guetta – titré Life Remote Control : The Movie, peut-on sérieusement y croire ? – et face à l’horreur décide qu’il ne verra pas le jour. La suite vient comme un cataclysme : Thierry Guetta, lui aussi, va se lancer dans l’art, poussé par Banksy et son complice Shepard Fairey, autre artiste qui lui a commis la désormais célèbre colorisation du portrait d’Obama. Deux sommités plutôt discrètes qui tout à coup acceptent de soutenir un petit inconnu... Banksy inverse la vapeur et se met à filmer Guetta et son ascension artistique, sujet beaucoup plus intéressant. Si, si, puisqu’il vous le dit.


LE MENSONGE ?

Le démarrage de Guetta dans l’art a de quoi laisser pantois. Il faut le voir planté dans son fauteuil, avec son look années 70, ses grandes moustaches et son air de benêt, en train de dire qu’il ne sait pas jouer aux échecs mais que la vie c’est comme un jeu d’échecs... Le personnage cinématographique et commercial idéal ! Si Guetta n’existait pas il faudrait l’inventer : il possède un magasin de fringues vintage dont on ne connaît pas le nom, mais assez rentable pour lui fournir le cash afin de partir en voyage pendant des semaines suivre les artistes qu’il filme. Quant il se casse une patte il roule en trottinette, et toujours il a un peu de peinture sur ses doigts, bien sûr... Guetta prend donc le pseudo de Mr Brainwash (le lavage de cerveau, thème cher à Banksy) et commet sa première exposition en 2008 à Los Angeles : Life is beautiful. Un show produit par Daniel Salin, le même qui produit Banksy, mais ici censé être envoyé par Banksy lui-même pour aider Guetta. C’est vrai que tout nigaud qu’il est, Guetta a hypothéqué sa maison et vendu son magasin pour se lancer en tant qu’artiste... Voici donc le premier artiste de street art qui commence direct par exposer en galerie...

Et l’art de Mr Brainwash alors ? Il s'illustre d'abord avec un logo qu’il colle partout en ville, un homme à la caméra qu’il n’a pas dessiné lui-même puisque, nous dit le film, il a demandé à un illustrateur de le réaliser. Jamais Guetta ne sera filmé en train de « créer ». Un de ses assistants montre à la caméra un petit livre d’art plein de post-it, toutes les sources d’inspiration (pompage ?) de Brainwash. D’ailleurs il le dit lui-même à un moment du film « je ne fais rien. On me montre des choses, je dis ça oui, ça non ». On le verra commenter les oeuvres qu’il a réalisées, largement pompées sur Andy Warhol. Andy Warhol, l’homme aux sosies, celui qui filmait les autres et travaillait avec de nombreux assistants. Jusqu’à quel point Faites le mur se moque également d’Andy Warhol et de sa récupération ? Mr. Brainwash régurgite Warhol mais aussi Banksy et tous ses copains qu'il a - supposément - filmés pendant des années. Après tout, l’art s’inspire toujours de lui-même et Banksy n’est pas sans rappeler l’artiste français Blek le rat. Il aurait aussi certainement visionné le F for fake d’Orson Welles.

CERTITUDES

Tout ressemble à une excellente mauvaise blague, à l’image de ces vieux portraits de famille sur lesquels Guetta dans son grand génie créatif colle le masque de Batman, les appelant « Bat Papy » et « Cat Nana». On doute à la fois de la possibilité de prendre ceci au sérieux, tout en pensant au nombre d’oeuvres qui passent pour de l’art quand on les imaginerait mieux dans un magasin de gadgets. L’énorme, la magnifique blague. Brainwash est invité chez Sotheby en novembre 2010, ses oeuvres se vendent, la caution apportée par Banksy et Fairey attire l’attention des médias, il réalise la pochette de la compilation de Madonna, à Paris en septembre 2010 le magasin Printemps boulevard Haussman a accueilli ses oeuvres... Voilà son succès assuré.


Reste que si l’on veut simplement croire à l’existence de Thierry Guetta, ne serait-ce qu’en tant qu’artiste improbable, on peut s’interroger sur la qualité de son art, mauvais jusqu’au discours qu’il vend aux spectateurs et critiques pendant sa première exposition. Ou sur le crédit que lui a accordé le public.

Le film est sorti en avril 2010 aux Etats-Unis. De nombreux doutes ont été émis sur l’identité de Thierry Guetta, le fait qu’il puisse être un acteur professionnel et que tout cela soit une autre des opérations montées par Banksy. Parmi les rumeurs les plus folles, j’ai pu lire sur un forum que Banksy serait en fait Robert del Naja alias 3D, le chanteur de Massive Attack, ancien graffeur et habitant de Bristol, comme Banksy. La preuve ? Les apparitions de Banksy sur les murs américains suivraient la tournée du groupe de Bristol... Quant à l’identité de Thierry Guetta et son existence véritable, on se dit qu’elle ne devrait pas résister à une sérieuse enquête journalistique, mais est-ce vraiment bien utile ? Il est toujours possible d’aller jeter un oeil sur son site pour se faire une idée. En tout cas, en décembre dernier Mr Brainwash était toujours en activité avec son expo Under Construction à Miami.

(la boîte de soupe Campbell d'Andy Warhol revue par Mr Brainwash façon bombe de graffeur)

DE L'ART OU DU COCHON

Ce n’est pas si fréquent de jubiler au cinéma ou de littéralement tressauter de rire. L’humour anglais, c’est quelque chose. Il faut tout de même rendre justice à ce franco-américain qui porte tout le film avec ses grandes moustaches, son accent et sa bêtise, Thierry ou quel que soit son nom. Un régal. Parce qu’il nous raconte une histoire universelle : celle de l’imbécile qui réussit. Un conte de fées. Le quart d’heure de gloire (Warhol toujours) de tout inconnu. La célébrité soudaine. De quoi faire fantasmer les crédules, et encore pire, de quoi nourrir la théorie du complot, en dénichant le mensonge dans le moindre aspect du film. Où commence la manipulation de Banksy ? Guetta est-il totalement inventé ? Est-il un authentique naïf ? Banksy est-il Guetta ?

Thierry Guetta a bien sûr été interrogé sur son rôle, son identité, et il est assez malin pour éviter de répondre :

"Look, if you’re playing a joke on the art market, it’s a pretty fun joke.
Playing a joke on the art market? But the art market, is it a joke? When you think of white on a white canvas and sell it for millions of dollars, is it a joke? Is it a joke that some people are going to spend millions on this?

So if anyone deserves to be pranked, it's the art world …
No. I don’t believe that the art market is a joke or there is not a joke. I’m not here to judge. Is it a joke, like putting [an artist’s] name onto something by someone else, so the whole world become a joke ? It’s how well you play your game. Jeff Koons making millions of dollars : People have said it’s not good what he does; it’s crazy. I respect him to play well his game."

Il faudra méditer cette phrase (approximative) que Banksy prononce au moment où le film change de sujet : « Je veux montrer que ce n’est pas pour l’argent ou la célébrité. » Et penser à sa volonté de filmer les réactions des gens de la rue qui découvrent ses oeuvres sur les murs, pour que lui-même puisse enfin être conscient de ce qu’il suscite. Faites le mur ressemble à une oeuvre offerte par Banksy qui maintenant nous regarde tous faire des suppositions à n’en plus finir face à sa création.

Après Borat le faux reporter, la fausse carrière de chanteur du comédien Joaquin Phoenix, pour le film de Casey Afleck, voici un faux artiste ? Le film pose bien entendu de nombreuses questions sur l’art, sa valeur marchande, son caractère éphémère, ses arnaques, et bien sûr le goût des gens, la facilité à faire émerger un artiste juste avec quelques références bien en vue. Banksy se moque. Banksy regarde le monstre qu’il a créé et se mord les doigts de voir sa créature lui échapper. C’est ce que nous sommes censés croire. Lui échappe-t-elle vraiment ? Le film questionne un autre aspect : la valeur de l’image, la force du montage, la réalité de ce qu’on nous montre. Toute image de ce film est questionnable, à commencer par les prises de vue familiales de Thierry Guetta (rien que ce nom sonne comme une blague...), si caricaturales sauf quand on pense à la réalité vue sur YouTube... Et voilà bien le pire, on se dit que c’est trop gros et alors on pense au monde dans lequel on vit pour finir par se dire, finalement...