On peut définir Un Prophète comme un film de prison, un film de gangsters, un film religieux (biblique et coranique), on sera encore loin du compte, l’imaginaire cadré. Audiard dit dans une interview qu’il voulait faire un film noir, et c’est plutôt ainsi qu’il faut le présenter à qui ne l’a pas vu.
Oppressant et tendu, comme un miroir de notre société, le film surclasse largement, par exemple, un Mesrine (dont le scénariste, Abdel Raouf Dafri, a commis le scénario du Prophète...) et la pléthore de pâles films français sans imagination de ces dernières années. Audiard parle de film transgenre et c’est bien de ça qu’il s’agit.
On est loin de l’évasion de prison ou de la présentation de l’univers carcéral, loin des Evadés (Frank Darabont, 1994) ou du Hunger de Steve Mc Queen (2009). Quand les anglo-saxons ont tant exploité le thème, de Midnight Express (Alan Parker, 1978) à American History X (Tony Kaye, 1999) en passant par La ligne verte (Frank Darabont, 1999) ou Animal Factory (Steve Buscemi, 2000), côté français on s’y est bien moins frotté. Il faudra se pencher sur Zonzon (Laurent Bouhnik, 1998) les plus anciens et néanmoins classiques Un condamné à mort s’est échappé (Robert Bresson, 1956) et La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937). Un prophète échappe aux évidences, se gardant de tirer des larmes ou choquer à tout prix, jouant sur la nuance. Pas d’apitoiement sur les conditions d’emprisonnement, de mise en garde contre la religion, de dénonciation des vilains matons ou de glorification d’un quelconque code entre gangsters. Ce à quoi bon nombre de films se cantonnent habituellement.
Malik débarque en prison, vierge à nos yeux : analphabète, sans parents et sans amis. On sait juste qu’il a vécu en foyer et s’est pris 6 ans de prison pour agression d’un policier à l’arme blanche. À son arrivée, le gendarme aborde la question de la religion, avec en arrière plan les barbus qui défilent dans un couloir. Malik répond qu'il mange du porc et semble même surpris quand l’autre lui demande s’il veut du temps pour la prière.
Ce personnage, jeune et sans arme, comment va-t-il vivre dans un milieu qui n’autorise pas la neutralité ? Entre Corses et barbus, à se couler dans le moule, sauver sa peau, apprendre à lire et écrire, il se fait une place. Malik est intelligent, il s’adapte, il apprend la langue Corse avec un petit dico et en les écoutant parler. Il comprend, analyse, agit en conséquence (« récite », précise le sous-titre). Simple garçon de course, larbin soumis, il n’oublie pas d’oeuvrer pour sa pomme. « T’as pris la confiance » lui dit un taulard. Le gamin a grandi et le spectateur se prend d’une angoisse : c’est pas possible, il va se brûler les ailes. Il ne peut pas avancer ainsi, l’air de rien, avec si peu de morale. Entre ambition et soumission, c’est un homme qui se crée. Certains y verront par voie de conséquence l’illustration de la loi du plus fort, une ode à la démerdise ou encore l’histoire du type qui devient caïd à la place du caïd.
Mais c'est toute une réflexion qui surgit de ce que nous montre Audiard. Il s’abstient de trop en faire et réussit à livrer des personnages convaincants et puissants, à l’image de Malik. L’acteur (Tahar Rahim) incarne son personnage à la perfection, entre regard déterminé, à la fois surpris et émerveillé du pouvoir qu’il acquiert. Sans oublier César, superbe Niels Arestrup en patron truand Corse, sûr de sa puissance et de son pouvoir, vieux contre jeune, fort contre faible, jusqu’à tuer le père.
Le film ne livre pas une morale mais fait bien plutôt un constat, ô combien juste, ironique et cynique, à l’image de ce prophète des temps modernes. Car quel est le moyen de survivre dans notre société ? Récite ! Comprend comment le monde autour de toi fonctionne. Comme le dit le pote de Malik « je me réinsère », et finalement, entre l’extérieur et la prison, il n’y a plus guère de différence, à l’image des sorties en conditionnelle effectuées par Malik.
Côté technique, l’image est servie par des plans serrés, caméra à l’épaule, entre ombres et obscurité. Les quelques ralentis, incrustations de texte et effets d’iris sont en cohérence avec les ruptures de rythme amenées dans la narration, à l’image de l’utilisation de la musique, tour à tour rap, folk et classique. Des effets mais de la sobriété.
Du peu que j'ai lu de-ci de-là et avec regret, beaucoup de journalistes, ou spectateurs se cantonnent à une vision partielle du film, n'en retenant qu'un seul thème (c’est moins fatigant), la loi du plus fort par exemple. Acte facile qui évite surtout de remettre en question. On peut notamment penser aux indépendantistes corses de Corsica Libera et du PNC ; ils se plaignent de l’image que le film donne d'eux – ont-ils pensé à faire de même avec L’enquête Corse ? - mais qu’on fait les italiens quand Le Parrain est sorti ? -, ou à ceux qui trouvent que le film ressemble à un documentaire sur la prison (avec un seul détenu par cellule ?). Quand le prisme du réalisme fausse la vision... Le film me semble réaliste dans la mesure où on y croit et qu'on est dedans, mais pas parce qu'il restitue LA réalité.
Une oeuvre d’art doit, entre autre, nourrir de multiples réflexions, et c'est ce que ce film fait. Perte de l’innocence, parcours initiatique... Un prophète sera plus que le meilleur film vu depuis le début de cette année (ne pas oublier le superbe Morse du suédois Tomas Alfredson), passé à côté de la palme d’or (remise à Michael Haneke). Ses thèmes et leur traitement en font un film intemporel.
Il faudrait aussi, après un nouveau visionnage du film, s’attarder sur deux autres de ses aspects : le mystique et la religion. Le rêve prémonitoire fait par Malik, hanté par son premier mort (fabuleux fantôme) ; ses 40 jours et 40 nuits au mitard (le jeûne et la pluie dans la Bible : des épreuves) ; l’injonction « récite ! Au nom du Seigneur », premier verset coranique révélé à Mahomet... symbolique inévitable. C’est peut-être l’aspect qui déséquilibre légèrement le film, car elle peine à prendre sens. Je l’ai perçue ainsi : savoir lire les signes. Car c’est au final ce qui permet à Malik de faire son parcours. Lequel fait bien grincer des dents, mais on est quand même sacrément content d'avoir vu un tel film avec des pensées pour plusieurs jours !
Côté musique, dj duclock aura noté - outre la BO d'Alexandre Desplat - la présence du titre See you All de Koudlam ; le rappeur NAS avec Bridging the Gap (qui emprunte le début du Mannish Boy de Muddy Waters), et pour clore le film le superbe Mack the knife, tiré de L'opéra de Quat'Sous de Brech et Weil, interprété ici par Jimmie Dale Gilmore. Même le titre, Un prophète, n'est pas l'idée originelle d'Audiard, qui aurait préféré trouver une équivalence à la chanson de Dylan : You Gotta Serve Somebody, beaucoup plus explicite, et qui permet finalement de comprendre un peu peu mieux ce Prophète. "J'aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre, mais je n'ai pas trouvé de traduction satisfaisante" a-t-il expliqué.
Oppressant et tendu, comme un miroir de notre société, le film surclasse largement, par exemple, un Mesrine (dont le scénariste, Abdel Raouf Dafri, a commis le scénario du Prophète...) et la pléthore de pâles films français sans imagination de ces dernières années. Audiard parle de film transgenre et c’est bien de ça qu’il s’agit.
On est loin de l’évasion de prison ou de la présentation de l’univers carcéral, loin des Evadés (Frank Darabont, 1994) ou du Hunger de Steve Mc Queen (2009). Quand les anglo-saxons ont tant exploité le thème, de Midnight Express (Alan Parker, 1978) à American History X (Tony Kaye, 1999) en passant par La ligne verte (Frank Darabont, 1999) ou Animal Factory (Steve Buscemi, 2000), côté français on s’y est bien moins frotté. Il faudra se pencher sur Zonzon (Laurent Bouhnik, 1998) les plus anciens et néanmoins classiques Un condamné à mort s’est échappé (Robert Bresson, 1956) et La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937). Un prophète échappe aux évidences, se gardant de tirer des larmes ou choquer à tout prix, jouant sur la nuance. Pas d’apitoiement sur les conditions d’emprisonnement, de mise en garde contre la religion, de dénonciation des vilains matons ou de glorification d’un quelconque code entre gangsters. Ce à quoi bon nombre de films se cantonnent habituellement.
Malik débarque en prison, vierge à nos yeux : analphabète, sans parents et sans amis. On sait juste qu’il a vécu en foyer et s’est pris 6 ans de prison pour agression d’un policier à l’arme blanche. À son arrivée, le gendarme aborde la question de la religion, avec en arrière plan les barbus qui défilent dans un couloir. Malik répond qu'il mange du porc et semble même surpris quand l’autre lui demande s’il veut du temps pour la prière.
Ce personnage, jeune et sans arme, comment va-t-il vivre dans un milieu qui n’autorise pas la neutralité ? Entre Corses et barbus, à se couler dans le moule, sauver sa peau, apprendre à lire et écrire, il se fait une place. Malik est intelligent, il s’adapte, il apprend la langue Corse avec un petit dico et en les écoutant parler. Il comprend, analyse, agit en conséquence (« récite », précise le sous-titre). Simple garçon de course, larbin soumis, il n’oublie pas d’oeuvrer pour sa pomme. « T’as pris la confiance » lui dit un taulard. Le gamin a grandi et le spectateur se prend d’une angoisse : c’est pas possible, il va se brûler les ailes. Il ne peut pas avancer ainsi, l’air de rien, avec si peu de morale. Entre ambition et soumission, c’est un homme qui se crée. Certains y verront par voie de conséquence l’illustration de la loi du plus fort, une ode à la démerdise ou encore l’histoire du type qui devient caïd à la place du caïd.
Mais c'est toute une réflexion qui surgit de ce que nous montre Audiard. Il s’abstient de trop en faire et réussit à livrer des personnages convaincants et puissants, à l’image de Malik. L’acteur (Tahar Rahim) incarne son personnage à la perfection, entre regard déterminé, à la fois surpris et émerveillé du pouvoir qu’il acquiert. Sans oublier César, superbe Niels Arestrup en patron truand Corse, sûr de sa puissance et de son pouvoir, vieux contre jeune, fort contre faible, jusqu’à tuer le père.
Le film ne livre pas une morale mais fait bien plutôt un constat, ô combien juste, ironique et cynique, à l’image de ce prophète des temps modernes. Car quel est le moyen de survivre dans notre société ? Récite ! Comprend comment le monde autour de toi fonctionne. Comme le dit le pote de Malik « je me réinsère », et finalement, entre l’extérieur et la prison, il n’y a plus guère de différence, à l’image des sorties en conditionnelle effectuées par Malik.
Côté technique, l’image est servie par des plans serrés, caméra à l’épaule, entre ombres et obscurité. Les quelques ralentis, incrustations de texte et effets d’iris sont en cohérence avec les ruptures de rythme amenées dans la narration, à l’image de l’utilisation de la musique, tour à tour rap, folk et classique. Des effets mais de la sobriété.
Du peu que j'ai lu de-ci de-là et avec regret, beaucoup de journalistes, ou spectateurs se cantonnent à une vision partielle du film, n'en retenant qu'un seul thème (c’est moins fatigant), la loi du plus fort par exemple. Acte facile qui évite surtout de remettre en question. On peut notamment penser aux indépendantistes corses de Corsica Libera et du PNC ; ils se plaignent de l’image que le film donne d'eux – ont-ils pensé à faire de même avec L’enquête Corse ? - mais qu’on fait les italiens quand Le Parrain est sorti ? -, ou à ceux qui trouvent que le film ressemble à un documentaire sur la prison (avec un seul détenu par cellule ?). Quand le prisme du réalisme fausse la vision... Le film me semble réaliste dans la mesure où on y croit et qu'on est dedans, mais pas parce qu'il restitue LA réalité.
Une oeuvre d’art doit, entre autre, nourrir de multiples réflexions, et c'est ce que ce film fait. Perte de l’innocence, parcours initiatique... Un prophète sera plus que le meilleur film vu depuis le début de cette année (ne pas oublier le superbe Morse du suédois Tomas Alfredson), passé à côté de la palme d’or (remise à Michael Haneke). Ses thèmes et leur traitement en font un film intemporel.
Il faudrait aussi, après un nouveau visionnage du film, s’attarder sur deux autres de ses aspects : le mystique et la religion. Le rêve prémonitoire fait par Malik, hanté par son premier mort (fabuleux fantôme) ; ses 40 jours et 40 nuits au mitard (le jeûne et la pluie dans la Bible : des épreuves) ; l’injonction « récite ! Au nom du Seigneur », premier verset coranique révélé à Mahomet... symbolique inévitable. C’est peut-être l’aspect qui déséquilibre légèrement le film, car elle peine à prendre sens. Je l’ai perçue ainsi : savoir lire les signes. Car c’est au final ce qui permet à Malik de faire son parcours. Lequel fait bien grincer des dents, mais on est quand même sacrément content d'avoir vu un tel film avec des pensées pour plusieurs jours !
Côté musique, dj duclock aura noté - outre la BO d'Alexandre Desplat - la présence du titre See you All de Koudlam ; le rappeur NAS avec Bridging the Gap (qui emprunte le début du Mannish Boy de Muddy Waters), et pour clore le film le superbe Mack the knife, tiré de L'opéra de Quat'Sous de Brech et Weil, interprété ici par Jimmie Dale Gilmore. Même le titre, Un prophète, n'est pas l'idée originelle d'Audiard, qui aurait préféré trouver une équivalence à la chanson de Dylan : You Gotta Serve Somebody, beaucoup plus explicite, et qui permet finalement de comprendre un peu peu mieux ce Prophète. "J'aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre, mais je n'ai pas trouvé de traduction satisfaisante" a-t-il expliqué.