Christophe Siébert se souvient de cet air

Current 93

 

Christophe Siébert est poète (Poésie Portable), performeur, romancier (lire notamment le cycle des Chroniques de Mertvecgorod), novelliste (les recueils Porcherie), éditeur (collection les Nouveaux Interdits chez La Musardine) et rôliste (La trilogie de la crasse). Il partage aujourd'hui avec nous un de ses souvenirs musicaux...

 

Ma première histoire d’amour s’est déroulée dans une cuisine plongée dans le noir au son du Nature Unveiled de Current 93.

 C’étaient les années 90. Rôliste, je maîtrisais pour un groupe de joueurs un peu goths des JdR gais et primesautiers : Kult, Over The Edge, Hurlements du camarade Jean-Luc Bizien qui a d’ailleurs publié un article dans cette rubrique.

Nous avions la vingtaine. Mes scénarios dégoulinaient de porno-gore, de monstres, de sordide. Ils étaient glauques au point que n’importe qui aurait été mort de rire (ou inquiet pour notre santé mentale – j’allais écrire notre SAN). Pourtant nous prenions notre pied avec ces histoires de bébés morts hantant les cauchemars de schizophrènes suicidaires et se matérialisant dans des camps d’extermination berlinois destinés à sacrifier des clochards afin d’apaiser la colère de créatures impies – vous pensez que j’exagère ? même pas – au son de la bande originale d’Hellraiser ou de black metal sinistros.

Un jour, l’une des joueuses a déboulé avec un disque chopé en vacances à Londres. Une pochette cheloue, un peu moche il faut l’avouer, une statue christique colorisée à la zob, du rouge partout. Nature Unveiled, d’un groupe inconnu au bataillon, Current 93. Quand j’ai écouté ce truc ma vie a changé. Comment décrire une musique à ce point agressive, triste, sinistre, dissonante, flippante, bourrée d’énergie noire ? Des collages de cris, de chœurs religieux, de discours, empilés, mixés, mis en boucle, passés dans un sens, l’autre, ralentis, accélérés, distordus. Sans oublier les incantations et les hurlements de David Tibet, la tête pensante de ce projet maboul. L’ensemble donne une idée de ce qui se passe, peut-être, dans la conscience d’un type qui vient de se suicider et, au cours des instants le séparant de sa mort, non seulement regrette mais en plus en veut à la Terre entière de l’avoir poussé à faire une connerie pareille. Rien que les titres, hein : « Ach Golgotha (Maldoror Is Dead) » pour la face A (j’ai appris plus tard que le Maldoror en question n’était pas seulement une des obsessions littéraires de David Tibet, mais aussi le nom de son futur enfant, que sa copine de l’époque avait perdu durant la grossesse, et qui a inspiré l’album… joyeux, on vous a dit) et « The Mystical Body Of Christ In Chorazaim » pour la B – essentiellement constitué d’extraits d’une cérémonie d’Aleister Crowley, d’un hachis de samples orchestraux et de voix évoquant les crises de Salvatore, le bossu glossolalique du Nom de la rose.

Ce disque, je l’ai écouté en boucle tous les jours, toutes les nuits. Il a été aussi une porte ouverte sur un univers que j’ai arpenté pendant un quart de siècle : Nurse With Wound, Death In June, Coil, Legendary Pink Dots, toute la vague des cinglés anglais mystico-pinpin.

Bien sûr il me servait à sonoriser mes parties de Kult.

Je disposais désormais de deux bande-son : une cassette de machins dark chopés sur une radio associative (de Virgin Prunes à Lustmord en passant par Das Ich et Dead Can Dance) pour les séquences enquête/roleplay/action et Nature Unveiled dès que ça commençait à chier des bulles.

J’aimais prendre mes joueurs à part, dans le noir, pour leur faire vivre des situation invariablement affreuses, sans issue. « Tu te réveilles attaché à un poteau en métal rouillé. Tu es nu. Autour de toi s’élèvent des odeurs pestilentielles. Ce que tu confonds d’abord avec un bâillon s’avère une main putréfiée enfoncée dans ta bouche. Autour de toi les démons s’en donnent à cœur joie avec les autres prisonniers. Que fais-tu ? » (Avec en fond sonore, donc, Tibet qui braille « Maaaaaaaaldorrrrrrooooooooor iiiiiiisssss deaaaaaaaaaaad » épaulé par un empilement de bandes magnétiques possédées et sous kétamine)

Certains tête-à-tête se déroulaient avec elle. Mon premier véritable amour. Non partagé, évidemment. Elle dans le noir, m’écoutant sans rien dire, à vingt centimètres de moi qui en tremblais de ne pas pouvoir la toucher, paralysé d’amour et de désir. Les moments les plus érotiques de mon existence.