Donjons & Dragons, regarder n'est pas jouer


 

Lecteur des aventures de Drizzt (voir dans le magazine L'Indic) je tique parfois sur certains passages des livres de R.A. Salavtore. Les plus mauvais moments tentent de recréer ce qui se passe autour de la table de jeu, que ce soit dans les traits d'humour, dans les effets scénaristiques souvent gros sabots ou lors des combats. Il n'en reste pas moins que je lis ces romans car ils ont la saveur du jeu de rôle Donjons & Dragons et de l'univers des Royaumes Oubliés.

Scénario & scénario

Un scénario de jeu de rôle n'est pas un scénario de film, pas plus qu'une trame de livre. Ce qui est prenant ou amusant autour d'une table, ce qui est imaginé à la lecture d'un livre ou au visionnage d'une série ou d'un film ne fonctionne pas de la même manière. Le scénario de jeu de rôle n'est pas arrêté, il est en perpétuelle construction avec ses errements et ses moments de grâce ; ce qui se passe et se dit autour de la table de jeu n'est pas gravé dans le marbre, le moment n'est partagé que par quelques personnes, souvent des amis ou des connaissances qui construisent ensemble un imaginaire. Les rebondissements ou les surprises se produisent dans une ambiance particulière et pour un public restreint. Les bons moments de jeu de rôle sont une alchimie intense et intime, tout le contraire de l'industrie du cinéma et (dans une moindre mesure) du monde du livre. Les éléments du jeu et de l'aventure, s'ils sont les mêmes que ceux de la littérature et du cinéma, ne s'agencent pas de la même manière. Le jeu autour de la table est souvent grandiloquent, outré et invraisemblable. Et très souvent il ne supporte pas une lecture à rebours.

Ce qui s'écrit & ce qui est écrit

Une partie de jeu de rôle est avant tout une discussion entre amis, les souvenirs de partie sont comme les souvenirs d'une fête étrange, d'un moment privilégié où chaque personne a apporté sa pierre tout en ayant sa vision de ce qu'il s'est passé. Ces instants n'appartiennent qu'à la table, le temps du jeu n'est pas celui du récit romanesque ou cinématographique. Il est souvent bien plus long et même si la partie de jeu de rôle peut se découper en actes ou en scènes, le temps n'est pas organisé de la même manière. Même si le scénario que vous jouez est écrit de manière linéaire, l'action n'est pas entièrement organisée et définie à l'avance.

Les tentatives de films autour de Donjons & Dragons semblent être vouées à un échec permanent, même si le dessin animé Le sourire du Dragon est arrivé à retranscrire un ersatz de partie en reprenant les archétypes de classe du jeu, et les situations abracadabrantes qui peuvent survenir. Le passage de la construction en cours (la partie) à l'ouvrage terminé (le livre ou le film) pose les mêmes problèmes que l'adaptation cinématographique d'un roman. Les joueurs seront forcément déçus. Ce qu'ils voient n'est pas ce qu'ils ont construit. Mais surtout ce qu'ils voient ou ce qu'ils lisent est achevé, ils n'ont plus de prise dessus. Et l'élément fondateur du jeu de rôle est justement cette possibilité de construire l'aventure dans l'instant, de changer ce qui pourrait être écrit.

Ce qui se joue à la table ne devrait-il pas rester à la table ? Tenter de retranscrire cette ambiance si spéciale n'est-il pas voué à l'échec ? Le spectacle des parties filmées est parfois réussi (jetez un coup d'oeil aux parties Rôle n' Play animées par Julien Dutel), il réussit à rendre une dimension du jeu (et permet d'apprendre les règles), mais il leur manque tout de même le côté intimiste de la partie. Regarder n'est pas jouer.

Il n'en demeure pas moins qu'une adaptation est tout à fait possible, le biais pris par la série Le sourire du Dragon (un groupe d'enfant se retrouve coincé dans le monde de D&D et cherche à rentrer chez eux) est intéressant, cela se fait un peu à la Jumanji. C'est peut-être un sillon à creuser.

 

Emeric Cloche.

 

Photo : L'invocation, Superposition, Emeric Cloche, Novembre 2020 (détail d'un dessin de Paul Bonner et d'une photo anonyme du XIXème siécle).