Antoine Chainas se souvient de cet air

Antoine Chainas se souvient de cet air photo Emeric Cloche


Antoine Chainas est à l'honneur dans le numéro 37 de L'Indic qui vient tout juste de sortir. L'auteur continue de tracer son sillon entre littérature policière, anticipation et fantastique. Aujourd'hui il se souvient de cet air... 

1991. J'habite au nord de Manchester, dans une grande baraque délabrée qu'occupent onze colocataires aussi pauvres, aussi camés, aussi largués que moi. Dans la salle de bains, le coin du bac à douche est défoncé, et il y a des rats dans la cuisine. Personne n'ose se plaindre au propriétaire. Pour payer mes cours du soir, je travaille au Stone Superstore, dans le quartier de Chapel Street. Huit heures par jour à déplacer du carrelage et des tuiles. Mes mains saignent sans aucune douleur, anesthésiées par le froid des hangars.

Kate, la nana qui approvisionne la maisonnée en psychotropes, m'a filé Metal Machine Music, un double album de Lou Reed, dupliqué sur une cassette de 90 minutes. Kate ressemble à un fennec malade, d'épaisses lunettes calées sur le bout du nez. Atteinte d'une sorte de gale, elle porte une perruque blonde pour masquer les endroits où le crâne apparaît. Elle m'aime bien. J'ignore pourquoi. La plupart du temps, je suis trop défoncé, trop fatigué pour me préoccuper du sentiment des autres. Un vieillard de 20 ans, voilà ce que je suis.

Les larsens et les boucles saturées du musicien new-yorkais m'accompagnent quand je coupe par le parc Meadow pour regagner mon taudis à la nuit tombée, mon Walkman en bandoulière. Personne ne s'aventure dans les allées boisées après la tombée du jour. La semaine précédente, une fille est morte la gorge tranchée sur les bords de l'Irwell, la rivière qui délimite Meadow. L'espoir m'effleure parfois de ne pas ressortir du parc vivant. Je marche souvent sur la tache de sang, croûte noire sur fond noir, lorsque je longe la berge dans l'obscurité.

Kate a pris soin de recopier sur la cassette une citation de Lou Reed, qui entendait alors justifier le génie de son œuvre expérimentale. Kate, les rats de la cuisine, le Stone Superstore et la fille tuée dans le parc Meadow se sont fondus dans une brume incertaine, comparable à un somme lointain. Mais j'ai toujours la cassette chez moi, preuve que cette période de ma vie a réellement existé. La jaquette porte cette phrase, retranscrite d'une écriture maladroite : My week beats your year.