Hervé Sard est écrivain de romans et de nouvelles. Il anime le site PolarMania sur la toile et compte l'amour des 4L parmi ses passions. Son dernier ouvrage Le crépuscule des Gueux vient d'être réédité aux éditions Après la lune. Aujourd'hui dimanche, Hervé se souvient de cet air...
À l’époque…
Je me souviens d’un atterrissage
chahuté de l’avion d’Air Algérie sur une piste d’Orly. Puis
de Tianos, planqué derrière un pilier de l’aérogare et qui
m’asperge de champagne. Enfin d’un voyage en bétaillère Citroën
jusqu’à Paris. La suite est plus floue.
La bétaillère de Tianos, c’était
quelque chose. Le premier réflexe de mon pote en s’installant au
volant, c’était de sortir l’autoradio de dessous le siège, de
le poser sur la banquette arrière, puis de l’allumer après avoir
pris soin que les fils ne gênent pas trop la conduite. C’est comme
ça que la musique des Lords s’est gravée dans mes cellules
grises. À l’époque, on ne baissait pas les vitres pour faire
profiter les passants de notre musique de sauvages. D’abord parce
que les bidules qui permettaient d’ouvrir les vitres étaient
morts, et aussi parce que les Lords, ce n’était pas une musique de
sauvages.
Stiv Bators chantait Russian
Roulette, mais je ne comprenais pas les paroles. Elles ne sont
pas bien difficiles, mais la radio de la bétaillère n’était pas
de première fraicheur et Tianos parlait fort pour couvrir le bruit
du moteur. C’est qu’il en avait, des nouvelles à raconter. À
l’époque, il n’y avait pas encore les portables pour déranger à
tout bout de champ. De toute façon, avec les Lords à fond les
ballons et le barouf qui régnait dans la bétaillère, on ne
l’aurait pas entendu sonner.
Évidemment, on a
fait une première escale rue Gutenberg, au studio de Tianos, pour
récupérer quelques amis et prendre l’apéro. À 15h, on avait un
espoir de les trouver réveillés. S’agissait pas de trainer,
j’avais une semaine de vacances et bien l’intention d’en
profiter. Premier soir en France, après des mois d’abstinence
toutes catégories confondues, ça donne des ailes. Escale numéro 2,
chez Rachid, près de la Bastille, pour la deuxième série d’apéros.
À quelques pas du Gibus, LA boîte où, à l’époque, il aurait
été inconcevable de ne pas faire une virée. Par contre, il était
concevable qu’on ne nous y laisse pas entrer, tout dépendrait des
souvenirs que Tianos et les autres auraient laissés dans la cervelle
des videurs. La quantité de souvenirs qu’ils déposaient dans la
cervelle des videurs était, en règle générale, inversement
proportionnelle à leur propre capacité à se rappeler de quelle
façon ils étaient sortis de là la fois précédente. Sur le sujet,
je n’avais eu que de vagues explications. Les Lords, eux,
expliquaient que tout se jouait à la roulette. Ils avaient sûrement
raison.
Rachid, c’était un patron de bar né.
Impossible de ne pas aimer le personnage, toujours le sourire,
toujours prêt à mettre la musique qui plaisait aux clients, même à
des phénomènes comme mes potes. Les Lords, mais aussi les Ramones,
les Clash, ce genre de choses. Je n’y connais rien en musique.
Juste, je me souviens des airs. Comme Russian Roulette. De la
musique faite pour le Gibus. À moins que ce ne soit le contraire,
parce que passé une certaine heure, chez Rachid, on confondait tout.
Heureusement, il offrait les cacahuètes. Des années plus tard, en
écrivant la nouvelle Chapeau, c’est à son bistrot que je
pensais.
On n’a pas pu entrer au Gibus ce
soir-là. La cervelle des videurs a eu des réminiscences. Alors on
est restés sagement chez Rachid jusqu’à pas l’heure, à refaire
le monde en écoutant les Seigneurs. En repartant, tôt le matin,
avec la bétaillère de Tianos, on a sillonné les rues de Paris,
histoire de prendre le frais. À l’époque, on ne pouvait pas
savoir que Stiv Bators y trouverait la mort, 5 ans plus tard,
renversé, dit-on, par un taxi. Une fin de nuit bien arrosée, aussi.
À l’époque, les portables n’existaient pas, sinon, on aurait
pris une photo…