Philippe Gicquel se souvient de cet air...


"Philippe Gicquel a écrit des poèmes pendant quarante ans à cause de Bob Dylan et de ses chansons. Mais il ne lui en veut pas. A soixante ans, ce dilettante a décidé de faire un grand pas de côté. Mettre de côté la poésie, tout en continuant à la porter juste en filigrane, comme on porte un ange sur son épaule. Il était temps d’écrire enfin les récits et romans qui gisaient depuis trop longtemps tout au fond de son imagination. Ainsi donc, il aborde la dernière grande aventure. Une plongée dans l’inconnu. S’il a des lecteurs, il racontera des histoires. S’il n’en a pas, il se racontera des histoires."

Je suis né le 2 octobre 1952 et je n’ai aucun souvenir de la période qui se déroula entre mon premier jour et ma sixième année.
En revanche, les années soixante et soixante-dix m’ont laissé des dizaines de souvenirs formidables. Aujourd’hui, de toute l’agitation qui caractérisa cette époque, je n’ai gardé que la musique. Le hit-parade, le soir, à la radio. Les 33 tours qu’on allait chercher en ville comme on part en razzia. The Moody Blues (Nights in White Satin !), the Beatles, The Rolling Stones (Aftermath et plus tard Jumpin’Jack Flash & Honky Tonk Women !), The Pink Floyd, Procol Harum, Franck Zappa, Lou Reed et le Velvet Underground, etc.
En écoutant toutes ces musiques nouvelles, il me poussait quelque chose en-dedans. Quelque chose qui me donnait des ailes. Des ailes pas ordinaires puisqu’elles se déployaient à l’intérieur de ma tête. Ce qui, il est vrai, n’est pas très pratique pour tâtonner dans le cœur de la nuit. Mais l’évasion, ce serait pour plus tard.

C’est au cours de ces années-là que j’entendis pour la première fois un air, une méchante musique qui m’accompagne encore aujourd’hui. Comme un oiseau qui s’époumonerait dans un arrière coin de mon cerveau.

C’était en 1966, j’avais 14 ans. Evidemment, j’habitais encore chez mes parents, à Nantes. Non loin de la gare SNCF, dans un immeuble frappé d’alignement à l’époque et qui est toujours là en 2013.

Un soir, j’entrai dans la cuisine. Le petit transistor – sur lequel je suivrai plus tard, heure par heure, les événements de mai 68 - était allumé. Sans doute mes parents voulaient-ils écouter les informations. Soudain, un roulement de batterie, puis des guitares électriques et une voix. Nasillarde la voix. Je me postai devant le poste. Figé. Pétrifié. Le poil hérissé. Cette voix ! Cette manière fatiguée de chanter, de trainer sur les mots ! Des frissons jouaient aux acrobates, aux funambules, le long de mon échine. Ce truc me rentrait dedans comme un vaccin injecté par un médecin fou. En une fraction de seconde, Tino Rossi, le chanteur préféré de ma mère, fut pulvérisé. En miettes. Tout le vieux monde s’écroula. Luis Mariano glissa sous la moquette, s’y recroquevilla, obsolète à tout jamais. Seule, Edith Piaf résista. Sans doute avait-elle quelque chose qui lui donnait de la force, qui la protégeait du laminage du temps qui passe. D’ailleurs, il fallait bien qu’il reste quelque chose du monde de mes parents. Mais avec des voix comme celle-là, avec des musiques comme celle-là, ils allaient être obligés de s’accrocher au guidon s’ils ne voulaient pas perdre les pédales. Longtemps, ils ont mouliné grave. N’ont jamais rattrapé le peloton.

Je n’ai pas su tout de suite le nom de l’extraterrestre que j’avais entendu dans le transistor.

The guilty undertaker sighs, 
Le croque-mort coupable soupire, 
The lonesome organ grinder cries, 
Le joueur d'orgue de barbarie solitaire pleure
The silver saxophones say I should refuse you. 
Les saxophones d'argent disent que je devrais te refuser. 
The cracked bells and washed-out horns 
Les cloches fêlées et les cors délavés 
Blow into my face with scorn, 
Soufflent leur mépris sur mon visage,


Sur le moment, ça n’a été qu’un truc qui semblait venir de la face cachée de la Lune, celle qu’on n’avait encore jamais explorée. Puis ça s’est précisé.

I wasn't born to lose you.
Je ne suis pas né pour te perdre.
I want you, I want you, 
Je te désire, je te désire, 
I want you so bad, 
Je te désire si ardemment 
Honey, I want you. 
Chérie, je te désire.


Blonde on Blonde est le septième album de Bob Dylan et est sorti en 1966. C’est le premier double album de l’histoire du rock. Les paroles, comme celles de l’album précédent, Highway 61 revisited, sont à tendance surréaliste. Chaque chanson est un objet musical et littéraire, un exercice de respiration, une prière rock.

 C’est pour cela que le soir où j’ai entendu sur le mince transistor de mes parents I Want You, la première piste de la face B du double album Vinyle Blonde on Blonde, est l’un des plus grands moments de ma vie. Un instant-monument. Fondateur. Qui n’a duré que 2 minutes 54.