Ernest Kurtz est le taulier de One More Blog In The Ghetto. Nous ne savons pas très bien quel âge a le monsieur, peu importe... à cette époque le service militaire était obligatoire.
C’était un samedi soir de février, les années quatre-vingt en étaient encore à leurs début et nous avions à peine dépassé la vingtaine. Nous nous étions retrouvés à six dans un restaurant de notre banlieue pour la première bouffe « Army fuckers » (lors la seconde, l’année suivante, nous serions soixante-deux). À l’époque, le service militaire était encore obligatoire et tout le monde -du moins les gens fréquentables- cherchait à échapper à cette foutue année de perdue que rendait inquiétante la rumeur du « Ils ont droit à 7% de perte ». Sans être une obsession (le rock était un sujet de conversation bien plus primordial), la perspective de ces douze mois « sous les drapeaux » nous préoccupait pourtant tous, et de plus en plus au fur et à mesure que s’épuisaient nos reports. Et quoiqu’on fasse, chez chacun d’entre nous arrivait un jour ce sale courrier nous intimant de nous rendre à la caserne de Blois pour y faire ces fameux « trois jours » (un jour et demi en réalité). Les plus chanceux (ou les plus habiles) en revenaient en brandissant le précieux document officiel d’exemption définitive. Les autres, le maudit papier tamponné d’un rouge « Apte » chiffonné au fond de la poche, désormais dans l’attente de recevoir leur feuille de route qui les enverrait on ne sait où durant un an, se découvraient alors des ressources intérieures insoupçonnées d’audace et de détermination : faisant feu de tout bois, c’était des visites chez des psychiatres (« J’ai un plan: à X -un bled voisin-, y’a un cabinet de psys qui peuvent te faire une lettre... ») ou chez un toubib de famille compatissant qui pondait une ordonnance consignant un état dépressif ; c’était des simulations de TS pas toujours crédibles, des trous faits à l’aiguille dans le ceux des bras pour se faire passer pour junk’ ou des restrictions alimentaires volontaires pour se « squelettiser » ; et tout un tas d’autres trucs encore plus ou moins farfelus -mais parfois réellement à la limite du suicidaire- pour se faire un dossier. Et quand arrivait le sale jour du départ, il y eut des désertions d’un semestre passé dans un squat’ des Alpes, d’autres se rendirent là où les appelait la nation pour se retrouver illico en infirmerie militaire, d’autres encore restèrent simplement chez eux à attendre la suite. Moi, deux jours après la date qui aurait dû marquer mon incorporation (à Landau, en pleine Forêt Noire, en décembre !), je me fis conduire, mutique et très amaigri, par mon père complice à l’hôpital militaire bien connu dans notre coin où, au vu des papiers médicaux que je présentais, on me renvoya chez moi pour y attendre le résultat du réexamen de mon cas « et une nouvelle feuille de route », me dit un fumier de troufion au moment de partir. Quelque temps plus tard, je recevais par courrier ledit résultat qui concluait -enfin !- à mon inaptitude au service militaire. Tous, de quelque façon que ce soit, nous finîmes par avoir en main ce convoité document qui nous estampillait généralement de la glorieuse abréviation de P4 !
Et ce soir-là de février, au restau « La Chasse », Vic, JD, Cal, Simon et moi (plus Christiane, la meuf de Simon qui était le seul de nous cinq à être maqué-) étions les premiers, en l’espace de quelques mois, à nous être débarrassés ainsi de cette chierie d’obligation militaire archaïque et à pouvoir en célébrer la libération. Et donc nous avons bu, bouffé, bu, braillé, bu, rigolé, et fumé un peu aussi, discrètement -les sticks passant de main en main sous la table-, bu. Et la continuité de cette nuit se disloqua et n’en restent plus que bribes de souvenirs: s’engoncer à six dans la Mini Cooper de JD (un temps où l’obligation du port de la ceinture de sécurité -uniquement à l’avant-, était encore assez récent et de fait, pour beaucoup, optionnel, et où la crainte de se faire gauler par les keufs pour ça ou pour conduite en état d’ivresse très évanescente), direction l’appart’ de Simon et Christiane à Paname ; heurter -ou pas ?- le cul d’un camion à l’arrêt boulevard Richard Lenoir sans avoir aucun souvenir d’un choc ou de froissement de tôle ; le studio de Christiane et Simon où ce dernier a collé sur la platine « Forever Now » des Psychedelic Furs, album qui venait de sortir, et pogoter dessus -alors que cette musique se prêtait si peu à ce genre de débordement- ; fumer encore, boire encore ; me retrouver un moment vautré dans un fauteuil à contempler longuement le vert incompréhensible de la pochette plutôt laide de ce vinyle ; puis un troquet bondé où nous avons parlé avec deux suissesses qui fêtaient les quarante ans de l’une d’elles -et avoir dit à celle dont c’était l’anniversaire que quarante ans, c’était « super vieux » (et en avoir encore honte aujourd’hui)- ; l’entrée d’une boîte qui nous a été refusée et les insultes proférées par Cal du haut de ses un mètre cinquante-sept à l’adresse des videurs qui n’ont pas bronché ; m’étaler la tronche sur un trottoir après avoir tenté de jouer à saute-mouton avec une poubelle ; un autre bar plein -le « Blue... » quelque chose- et d’autres bières encore, sans doute. Mais ce dont je me souviens parfaitement, c’est que dans la semaine qui suivit, j’achetais cet album des Furs et dans ma piaule, poussant la chaîne au maximum possible compte tenu de la présence parentale devant la télé à l’étage en dessous, je beuglais avec Richard Butler « forever now », deux mots collant à mon échappée à la conscription « pour toujours, désormais ».