Antoine Grangier se souvient de cet air

On a rencontré Antoine Grangier du côté de Rennes un soir où on était allé voir Bad Lieutenant dans un cinéma de quartier. Après ou peut-être c'était avant, je ne me souviens plus très bien, on a mangé des kebab gros comme ça. Vous pouvez retrouver Antoine sur la toile.

Toi je suis sûre que tu écoutes ça, je suis sûre. Et il avait acquiescé.
Nous étions disposés par grappes dans la salle, pendant cet intercours ; moi, plus ou moins assis sur ma table, jouant inconsciemment à perdre l’équilibre, rêvassant. La fille ne me plaisait pas, sa phrase aurait pu aller s’imbriquer dans les autres, masse sonore à laquelle tous les élèves travaillaient, chacun piaillant, chacun s’escrimant à la rendre plus dense. Je suis sûre ; et il avait acquiescé.
Un peu plus tard ce jour-là, nous étions lui et moi à l’internat, dans sa chambre. J’avais prononcé le nom du chanteur, pas tout à fait au hasard, d’autres pensées avaient pourtant eu le temps de s’intercaler, j’avais gardé la phrase de la fille pour cette heure. Je lui avais demandé s’il acceptait de – il avait sur sa table de chevet deux petites piles de cassettes – s’il acceptait de me prêter celle-là. Nos tons neutres. Il l’avait saisie, me l’avait tendue ; je me souviens combien il était soigneux, sur la fiche accompagnant la cassette était écrit le titre de chaque chanson, sans ratures, à l’encre noire, le nom de l’artiste, souligné, je me souviens que sur la face b il y avait un groupe détestable.
Ma chambre était située à l’autre bout du couloir, j’appréhendais de voir surgir une ombre, quelqu’un soucieux de me parler, de m’agacer. Je comptais les portes, plus que trois, plus qu’une, enfin j’atteignis ma chambre. Je suis sûre que tu écoutes ça ; bientôt je pourrais acquiescer.
Face a, face b, le vieux radiocassette et mon hésitation habituelle, dans quel sens la glisser. Du premier coup du bon côté. Je m’étais allongé, j’avais tendu le bras vers ma table de chevet (en fait une simple caisse en plastique, retournée) pour allumer cette lampe qui éclairait trop violement.
Une chanson, une deuxième. Je vérifiais les titres sur la petite fiche. Parfois le rituel compte plus que l’écoute.

Je suis obligé de tricher, de choisir une piste en particulier, pourtant c’était l’ensemble qui m’avait remué. Je lisais les titres, je décidais qu’ils ne formaient qu’une seule phrase. Qui persisterait aussi longtemps que celle de la jeune fille.
Tout de même, je ne choisis pas au hasard. 15 ans du matin. Pour l’âge, c’était le mien, pour la formule, pour les périodes que le texte condensait, pour la succession d’instantanés, le temps ainsi sectionné. Je visualisais les années, les coupures, et la constance du pire, désolation, détresse. Je pouvais acquiescer.

J’ai voulu démêler les éléments constituant cet instant, bien plus tard. Internat, mélancolie, vœux, trajets. J’ai froidement décortiqué. Parallèles, cris, liens, frayeurs. Je voulais croire que tout tenait dans une liste, d’une centaine de mots peut-être, des éclats. Des débris qu’il n’était même pas besoin d’assembler, je croyais qu’ils rendaient l’instant transparent – je ne peux plus acquiescer.


Titre de la chanson et interprète : 15 ans du matin, Mano Solo.
Nom et Âge : Grangier Antoine, 25 ans.
Lieu et année du souvenir : Une chambre d'internat à Saint-Brieuc, en 1998.


Mano Solo, 15 ans du matin