Il est communément admis que la publicité nous entoure, que notre cerveau en subit les assauts, que l’image est omniprésente et que la communication épaule la politique. A moins d’avoir fait un stage de 40 ans sur la banquise, nul n’ignore ces faits qui lui donnent l’impression de ne pas être dupe.
A d’autres niveaux, il existe des gens qui approfondissent la réflexion et ont bien compris que le fonctionnement des influences dans notre environnement est bien plus complexe. Car « La réalité est désormais enveloppée d’un filet narratif qui filtre les perceptions et stimule les émotions utiles. »
Christian Salmon nous le montre dans cet ouvrage clairement indispensable pour bien mesurer les tenants et aboutissants, causes et conséquences, des enjeux actuels pour la survie de nos cerveaux, devenus une « audience captive ». Pas moins, oui, et il faut bien le mesurer.
Partant de la publicité et du marketing, élargissant au monde de l’entreprise et au management, puis à la politique et aux medias, il nous révèle les ficelles de cette « mise en fiction » qui fait aujourd’hui prédominer l’émotion sur la raison.
Le livre est riche en exemples concrets, comme le changement intervenu dans le monde de l’entreprise. Auparavant les employés (usines, magasins...) devaient être silencieux, quand aujourd’hui on encourage la circulation de la parole, la propagation des histoires ; ce qui amène à contrôler et orienter les salariés à qui l’on fini par faire jouer des rôles dans lesquels ils se complaisent. Une bonne histoire vaut toujours mieux que l’exposé d’un bilan.
Edifiant aussi l’analyse de ces call-centers où officient 350 000 personnes en Inde, répondant à des clients américains. Les salariés y sont littéralement entraînés à la culture américaine (sport, météo, séries...) perdant par là même tout contact avec leur propre culture, finissant par rêver de cet ailleurs. Ce sont les limites d’un multiculturalisme imposé, partiel et partial.
Le storytelling illustre tous ces glissements, intervenus à notre époque. On peut y rajouter le changement, qui est devenu une valeur supérieure à la stabilité et la durée, une marque de dynamisme. La conséquence étant la fragilisation des personnes (profit immédiat, mobilité professionnelle...), auxquelles on offre en retour, par le biais du storytelling, cette glorification du changement.
Quant à la politique, elle n’est pas en reste, orientée depuis 20 ans par les spin doctor, ces conseillers en communication, précurseurs des storytellers.
« Alors que des historiens de la présidence comme Jeffrey K. Tulis ont rappelé, contre les idées reçues, que les pères fondateurs de la démocratie américaine redoutaient les méfaits des discours habiles, parce qu’ils « font preuve de démagogie, empêchent la délibération et perturbent les habitudes du gouvernement républicain ». Les fondateurs craignaient les dangers de ce que nous appelons aujourd’hui démocratie d’opinion ou démocratie directe ; ils voulaient éviter que les décisions politiques soient soumises aux variations de l’opinion publique. Ainsi ont-ils introduit la délibération dans le gouvernement, les élections indirectes, le principe de séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir exécutif pour conjurer les dangers de manipulation. »
A la lecture de ce genre d’extrait on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec l’actualité politique de la France. Surtout quand plus loin la mise en scène de la présidence américaine est expliquée. Le parallèle avec Nicolas Sarkozy devient une évidence. Guaino, adepte du storytelling ?
En tout cas voilà une autre citation qui vaut réflexion : « les présidents post-modernes doivent être des maîtres dans l’art de manipuler les médias, non seulement pour gagner les élections, mais pour mener à bien leur politique et soutenir les causes auxquelles ils croient. Ils doivent en même temps éviter à tout prix d’être accusés de manipuler les médias... Le souci de l’image doit primer sur le sens ». Alors, qui a prononcé ces mots ? Richard Nixon, créateur du « Bureau d’information de la Maison Blanche », dans ses mémoires. Et l’on se demande d’ailleurs si aujourd’hui cette problématique n’est pas dépassée, l’évidence de la manipulation médiatique étant intégrée et normalisée. En cela la communication est passée par deux phases : le filtre de la presse écrite – l’action directe sur l’opinion par la télévision.
Elargissant l’action politique à la collaboration avec les militaires, Christian Salmon nous montre les connexions entre ces deux pouvoirs, épaulés par l’industrie du divertissement.
Armée et créateurs de jeux vidéos ont par exemple travaillé ensemble pour réaliser des simulateurs de combat. D’ailleurs, pendant leur conception, un dilemne intéressant surgira sur la représentation du réalisme ; pour les militaires il passe par une conception photographique, pour les réalisateurs par la crédibilité des histoires.
Et l’on se rend compte que le champ de bataille et la guerre sont des lieux d’images (vision nocturne, GPS, leurres, cartes...) dont l’abondance abouti à un paradoxe : voir ne suffit plus pour croire. Le storytelling associé aux représentations virtuelles crédibilise les simulations, il rajoute une histoire.
« Bien d’autres traits culturels attestent de la vitalité indiscutable du récit américain : la puissance du roman, de Mark Twain à Don DeLillo, la force du cinéma hollywoodien depuis la création des studios, la richesse du folklore transmis par la tradition du récit oral et des folksongs dans les années 1950, l’institutionnalisation dans les universités, depuis les années 1960, des ateliers d’écriture (si étrangers à la notion romantique d’inspiration ou à la vision bien française du génie solitaire et incompris), ou encore la multiplication des festivals de storytelling qui ont essaimé partout sur le territoire depuis la création en 1972 du National Storytelling Festival de Jonesborough... Pour autant, on commettrait une erreur en confondant cette tradition et le triomphe actuel du storytelling. »
Il en ressort que le storytelling n’est ni plus ni moins qu’une oeuvre de manipulation, collant du récit sur la réalité afin de dicter ses émotions à tout un chacun, émotions qui doivent prendre le pas sur toute réflexion : « les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles ». Cette manoeuvre est tellement discrète qu’on ne la remarque même plus. Le livre nous fait regarder là où ça fait mal.
Christian Salmon finit sur une note d’espoir, évoquant des pratiques nouvelles et minoritaires, illustrées par « Défocaliser », le manifeste du cinéaste Lars Von Trier, qui s’oppose à ce nouvel ordre narratif. Et l’on a diablement envie d’être du côté de cette lutte.
Avec quelques mois de recul sur la sortie de cet ouvrage, on peut regretter que ce concept mis en mots ait été assimilé par les medias, qui l’ont arrangé un peu à toutes les sauces. Mais quoi de plus efficace qu’un système qui se protège en absorbant et en utilisant jusqu’à plus soif les reproches qui lui sont faits, pour mieux en atténuer l’impact ?
Pour un autre point de vue, vous pouvez lire ici un article intéressant, critique et pas dénué de fondement, sur le sujet.
Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2007, 17 euros, 240p.
A d’autres niveaux, il existe des gens qui approfondissent la réflexion et ont bien compris que le fonctionnement des influences dans notre environnement est bien plus complexe. Car « La réalité est désormais enveloppée d’un filet narratif qui filtre les perceptions et stimule les émotions utiles. »
Christian Salmon nous le montre dans cet ouvrage clairement indispensable pour bien mesurer les tenants et aboutissants, causes et conséquences, des enjeux actuels pour la survie de nos cerveaux, devenus une « audience captive ». Pas moins, oui, et il faut bien le mesurer.
Partant de la publicité et du marketing, élargissant au monde de l’entreprise et au management, puis à la politique et aux medias, il nous révèle les ficelles de cette « mise en fiction » qui fait aujourd’hui prédominer l’émotion sur la raison.
Le livre est riche en exemples concrets, comme le changement intervenu dans le monde de l’entreprise. Auparavant les employés (usines, magasins...) devaient être silencieux, quand aujourd’hui on encourage la circulation de la parole, la propagation des histoires ; ce qui amène à contrôler et orienter les salariés à qui l’on fini par faire jouer des rôles dans lesquels ils se complaisent. Une bonne histoire vaut toujours mieux que l’exposé d’un bilan.
Edifiant aussi l’analyse de ces call-centers où officient 350 000 personnes en Inde, répondant à des clients américains. Les salariés y sont littéralement entraînés à la culture américaine (sport, météo, séries...) perdant par là même tout contact avec leur propre culture, finissant par rêver de cet ailleurs. Ce sont les limites d’un multiculturalisme imposé, partiel et partial.
Le storytelling illustre tous ces glissements, intervenus à notre époque. On peut y rajouter le changement, qui est devenu une valeur supérieure à la stabilité et la durée, une marque de dynamisme. La conséquence étant la fragilisation des personnes (profit immédiat, mobilité professionnelle...), auxquelles on offre en retour, par le biais du storytelling, cette glorification du changement.
Quant à la politique, elle n’est pas en reste, orientée depuis 20 ans par les spin doctor, ces conseillers en communication, précurseurs des storytellers.
« Alors que des historiens de la présidence comme Jeffrey K. Tulis ont rappelé, contre les idées reçues, que les pères fondateurs de la démocratie américaine redoutaient les méfaits des discours habiles, parce qu’ils « font preuve de démagogie, empêchent la délibération et perturbent les habitudes du gouvernement républicain ». Les fondateurs craignaient les dangers de ce que nous appelons aujourd’hui démocratie d’opinion ou démocratie directe ; ils voulaient éviter que les décisions politiques soient soumises aux variations de l’opinion publique. Ainsi ont-ils introduit la délibération dans le gouvernement, les élections indirectes, le principe de séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir exécutif pour conjurer les dangers de manipulation. »
A la lecture de ce genre d’extrait on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec l’actualité politique de la France. Surtout quand plus loin la mise en scène de la présidence américaine est expliquée. Le parallèle avec Nicolas Sarkozy devient une évidence. Guaino, adepte du storytelling ?
En tout cas voilà une autre citation qui vaut réflexion : « les présidents post-modernes doivent être des maîtres dans l’art de manipuler les médias, non seulement pour gagner les élections, mais pour mener à bien leur politique et soutenir les causes auxquelles ils croient. Ils doivent en même temps éviter à tout prix d’être accusés de manipuler les médias... Le souci de l’image doit primer sur le sens ». Alors, qui a prononcé ces mots ? Richard Nixon, créateur du « Bureau d’information de la Maison Blanche », dans ses mémoires. Et l’on se demande d’ailleurs si aujourd’hui cette problématique n’est pas dépassée, l’évidence de la manipulation médiatique étant intégrée et normalisée. En cela la communication est passée par deux phases : le filtre de la presse écrite – l’action directe sur l’opinion par la télévision.
Elargissant l’action politique à la collaboration avec les militaires, Christian Salmon nous montre les connexions entre ces deux pouvoirs, épaulés par l’industrie du divertissement.
Armée et créateurs de jeux vidéos ont par exemple travaillé ensemble pour réaliser des simulateurs de combat. D’ailleurs, pendant leur conception, un dilemne intéressant surgira sur la représentation du réalisme ; pour les militaires il passe par une conception photographique, pour les réalisateurs par la crédibilité des histoires.
Et l’on se rend compte que le champ de bataille et la guerre sont des lieux d’images (vision nocturne, GPS, leurres, cartes...) dont l’abondance abouti à un paradoxe : voir ne suffit plus pour croire. Le storytelling associé aux représentations virtuelles crédibilise les simulations, il rajoute une histoire.
« Bien d’autres traits culturels attestent de la vitalité indiscutable du récit américain : la puissance du roman, de Mark Twain à Don DeLillo, la force du cinéma hollywoodien depuis la création des studios, la richesse du folklore transmis par la tradition du récit oral et des folksongs dans les années 1950, l’institutionnalisation dans les universités, depuis les années 1960, des ateliers d’écriture (si étrangers à la notion romantique d’inspiration ou à la vision bien française du génie solitaire et incompris), ou encore la multiplication des festivals de storytelling qui ont essaimé partout sur le territoire depuis la création en 1972 du National Storytelling Festival de Jonesborough... Pour autant, on commettrait une erreur en confondant cette tradition et le triomphe actuel du storytelling. »
Il en ressort que le storytelling n’est ni plus ni moins qu’une oeuvre de manipulation, collant du récit sur la réalité afin de dicter ses émotions à tout un chacun, émotions qui doivent prendre le pas sur toute réflexion : « les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles ». Cette manoeuvre est tellement discrète qu’on ne la remarque même plus. Le livre nous fait regarder là où ça fait mal.
Christian Salmon finit sur une note d’espoir, évoquant des pratiques nouvelles et minoritaires, illustrées par « Défocaliser », le manifeste du cinéaste Lars Von Trier, qui s’oppose à ce nouvel ordre narratif. Et l’on a diablement envie d’être du côté de cette lutte.
Avec quelques mois de recul sur la sortie de cet ouvrage, on peut regretter que ce concept mis en mots ait été assimilé par les medias, qui l’ont arrangé un peu à toutes les sauces. Mais quoi de plus efficace qu’un système qui se protège en absorbant et en utilisant jusqu’à plus soif les reproches qui lui sont faits, pour mieux en atténuer l’impact ?
Pour un autre point de vue, vous pouvez lire ici un article intéressant, critique et pas dénué de fondement, sur le sujet.
Christian Salmon, Storytelling, La Découverte, 2007, 17 euros, 240p.