« de ces gens qui rabâchent que « quand on veut on peut », mais qui préfèrent quand même mettre du fric dans la balance (...) »
Le polar français actuel s’empare rarement des éléments (politiques, économiques...) de son époque, que ce soit pour en faire son sujet principal ou une toile de fond autre qu’un faire valoir. On pourra y être indifférent ou le regretter. J’apprécie le traitement de certains sujets dans une fiction. L'affaire Thomson vu par Manotti en est un bon exemple.
Christian Roux a choisi de nous rappeler le rôle de la France dans le génocide Rwandais. (Jean-Paul Jody l'avait également brillamment fait dans La position du missionnaire). Sans en faire des tonnes, sans plaidoyer mais en mettant sous les yeux de son lecteur une bande de gamins entre esclaves et petits guerriers. Conséquences. Seul artifice, la déconstruction du récit, (les chapitres sont mélangés) retarde l’instant où le lecteur comprendra tous les éléments dont il a connaissance dès le début.
Aspect agréable du roman, Marnie la tueuse, pleine d'aspérités (confrontée à la mise à mort, à la découverte de sa sexualité) échappe aux clichés. Pas impitoyable, pas belle et fatale, elle s'approche plutôt de la fille paumée que du symbole souvent propre à ce genre de personnage. Je la place aux côtés d'Ann X dans Transparences d’Ayerdhal, et de Jodie dans Tarot de William Bayer. Son rapport à la violence rejoint celui des enfants Rwandais et tous essaieront d'en sortir. Face à eux, l’incontournable flic, Eustache, l'homme qui fait face avec le plus d'intégrité possible, sans apitoiement, à ce que la vie lui montre de dégueulasse.
Dans Kadogos, Christian Roux expédie une partie des personnages former une société nouvelle, sur une île, le soleil et la chaleur... mais repartir à zéro, laisser la violence derrière soi, est-ce possible ? Pendant ce temps d’autres se débattent au milieu de la vie qu’ils n’ont pas quittée. Cette quête de solution, à la fois enthousiaste et naïve, parfois pleine d'un élan adolescent, apporte une nuance réjouissante dans un ensemble sacrément noir, original et dérangeant sur ce qu'il dit de notre société.
Christian Roux - comme avec le Rwanda, la description des meurtres (crue mais pas choc - tout procède d'une logique, celle du traumatisme des enfants), ou encore ses personnages - se sert de la musique de manière très intéressante. Rien d’artificiel ou d’obligé. Les morceaux, de Bartok à Joplin en passant par Tom Waits, viennent à l’appui de la relation entre Marnie et Claire. Moyen d’échange, de découverte et de partage.
« Téléphone, Julien Clerc, Joe Dassin, France Gall – « Si maman si, si maman si, maman si tu voyais ma vie... » - eurent leur effet apaisant, mais elle ressentit comme un manque. Comme si l’aspect joli et tranquillement émotif de cette musique ne lui suffisait plus. Est-ce que ça suffisait, d’ailleurs ? La musique n’était-elle faite que pour ça ? »
Quelques questions pour une première découverte de l’auteur. Merci à lui pour ses réponses et sa disponibilité !
Kadogos est votre cinquième roman, quel en a été le point de départ ?
C’est toujours très difficile de répondre à cette question. On est tellement de choses… Je crois que pour la première fois de ma vie d’écrivain, le point de départ de ce roman a été la fin. C'est-à-dire l’île. Je savais que mes personnages seraient encore plus sombres que d’habitude et cette fois, je souhaitais les sauver tous, ou tout au moins leur donner une chance de vivre autre chose que leur destin de tueur. Il y avait donc cette image d’enfants noirs, tueurs, et cette femme blanche, tueuse, échoués sur une terre de dévastation et obligés d’apprendre à vivre. Comment en étaient-ils arrivés là ? Ensuite, comme l’ont assez bien compris nombre de chroniqueurs (je n’ai pas encore lu votre chronique), il y avait cette réflexion sur la violence, ou plus exactement des violences. Surtout les violences trop souvent considérées comme normales par ceux qui ne les vivent pas : celles subies par les pauvres.
J’ai été traumatisé par les génocides perpétrés au Rwanda, par nature aussi révoltants que ceux des juifs, des tziganes ou des arméniens dans nos contrées. Ça recommençait donc… Mais autour de moi, j’avais la sensation qu’on voyait ça comme une énième lubie de négros. Je savais que je voulais parler de ça un jour mais je ne savais pas comment. Certains me disent : les crimes décris dans Kadogos sont horribles. Le Rwanda, c’est un million de fois ces crimes en trois mois. Et chaque humain qui meurt, même au sein d’un crime de masse, c’est « une galaxie qui se fait bouffer par un trou noir », comme je le chante dans mon dernier album, Goutte à goutte. C'est-à-dire que c’est une histoire, des liens affectifs, des amours, des souvenirs, des visions très poétiques et très personnelles du monde, jamais exprimées parce qu’inexprimables, comme on en a tous, qui meurent. Un cadavre n’est pas un tas d’os, mais le pauvre bout de serpillière séchée qui reste après qu’on a essoré un univers.
Marnie est une femme marquée – on découvrira comment – mais autonome et forte. C’est une personne en construction (comme beaucoup d’autres dans Kadogos). Avec quelle volonté avez-vous créé son personnage ?
Merci de remarquer ces « personnes en construction ». C’est très exactement mon souhait : les montrer vivant, c’est-à-dire en construction. Mes romans sont souvent qualifiés de très noirs et je ne vais pas vous raconter d’histoires, c’est vrai qu’ils le sont. Mais je refuse le glauque et la soumission. C’est pourquoi mes personnages principaux sont toujours avant tout des gens qui se battent. Ce qui compte, ce qui fait ce que nous sommes, c’est le chemin que nous parcourons pour arriver à un point, ce n’est pas l’arrivée. C’est pourquoi en tout état de cause, se battre, se construire, changer, défricher, c’est déjà gagner, même si l’échec est dur (et j’ai une bonne expérience de l’échec, croyez-moi !). J’ai donc créé Marnie avec la même volonté que les SDF créés pour Braquages : montrer qu’elle n’est pas qu’une apparence, une fonction, un rôle, même si elle vient de loin. Pour ça, il faut entrer dans l’écriture et apprivoiser le personnage, le forcer à se déballonner, c’est-à-dire aller chercher en soi des choses à peine écloses, dont on ignore parfois l’existence. Je crois qu’à plus ou moins grande échelle, on a tous tout vécu, ne serait-ce que du temps de notre enfance. La peur, la faim, la trahison, l’abandon, la douleur, le désir de faire mal, les pulsions de violence, l’amour, la fin de l’amour… qui n’a pas ressenti une seule fois une de ces choses ? Pour écrire, je vais rechercher ces choses, et quand la brèche est ouverte, il me suffit de creuser, imaginer la moindre de mes douleurs multipliée par cent, par mille, par un milliard… mais aussi la moindre de mes joies.
Entre l’écriture de la musique, et l’écriture de romans, comment s’équilibre votre travail ?
Mal. Il faudrait que je m’organise mais mon cerveau est assez revêche. Globalement, c’est le bordel. Mais je ne m’ennuie pas. Il y a le théâtre, aussi.
J’ai lu un peu votre blog, vos interviews, vous êtes un amateur de bonne littérature (nous partageons ce fort goût pour Larry Brown). Qu’en est-il de vos goûts musicaux ? Vous écoutez quoi en ce moment, par exemple ?
Pfff… encore une question impossible. Encore que j’en parle un peu dans Kadogos… En gros, j’écoute ce que je considère comme des Larry Brown de la musique, des gens qui s’investissent totalement dans leur musique : Bartok (tout ou presque), Beethoven (toutes les dernières œuvres, quatuors, sonates, symphonies 5, 7, 9…), Mahler (9ème symphonie en boucle, mais aussi 4, 5, 6, 7… et le Chant de la terre et les Kindertotenlierder, les seules œuvres lyriques, avec les Passions de Bach, que je peux écouter – l’opéra, même si on y trouve quelques merveilles comme le prélude et la mort d’Iseult, m’ennuie profondément), Led Zeppelin, Living Colours, Brel, Noir désir, Venus, Tom Waits, Thelonius Monk, John Coltrane, Kevin Coyne, Liszt, Marvin Gaye, Zappa, Weather report, Jaco Pastorius, Debussy (je redécouvre… très très fort), les Beatles (j’ai failli les oublier), les Clash, Chopin (la Ballade reprise dans Le pianiste, de Polanski, est un pur chef d’œuvre), The Doors (The end, bien sûr), Janis Joplin, Radiohead, Ferré, Jean-Roger Caussimon… En chanson française actuelle, assez peu de chose, mais par exemple, j’aime l’album Remué, de Dominique A. Et plus récemment, Mendelson, dont 1981, chef d’œuvre de 11 minutes, me trotte souvent dans la tête.
Le projet d'adaptation de votre roman Braquages a-t-il vu le jour ? La collaboration avec le milieu du cinéma est-elle difficile ?
Non, il n’a toujours pas vu le jour. Et oui, c’est compliqué, mais c’est tellement en cours que je ne peux pas en parler. Il y a toujours, dans ces histoires, des dimensions juridiques assez pénibles… La bannière était en noir aussi, est en cours d’adaptation… résultats dans dix ans ?