Retournez les fusils ! (Choisir son camp), Jean Ziegler



Paru à l'origine en 1980 avec le sous-titre Manuel de sociologie d'opposition, l'ouvrage du sociologue Jean Ziegler est ressorti en 2014. Certains chiffres, d'autant plus significatifs, sont ainsi actualisés et se passent de dessin.


"Les 374 plus grandes sociétés transcontinentales inventoriées par l'indice Standard and Poor's détiennent aujourd'hui, ensemble, 655 milliards de dollars de réserve. Cette somme a doublé depuis 1999."
"En 2001, dans les pays occidentaux, le nombre de milliardaires en dollars s'élevait à 497 et leur patrimoine à 1 500 milliards de dollars. Dix ans plus tard, en 2010, le nombre de milliardaires en dollars s'élevait à 1210 et leur patrimoine cumulé à 4 500 milliards de dollars."

Les tenants du libéralisme, ou ceux qui n'ont rien contre, diront sans doute comme Smith et Ricardo (les deux philosophes anglais à qui l'on doit l'idéologie néoliberale) que la richesse rejaillit forcément vers le bas, ce qui s'appelle "l'effet de ruissellement". Ils partaient gentiment du principe qu'il "existe une limite objectif à l'accumulation des richesses. Celle-ci est liée à la satisfaction des besoins."
Et mon cul c'est du poulet ! est-on tenté de répondre. Ce que Ziegler résume plus correctement par "L'argent produit de l'argent. L'argent est un moyen de pouvoir et de domination. Or la volonté de domination est inextinguible. Elle ne rencontre pas de limites objectives."
Ce que prouvent les chiffres cités plus haut.

Regardons la photo ci-dessous. Est-ce la maison de retraite de grand-père ?
Non. Cest Davos en 1999, avec de gauche à droite, visages visibles :
Yaacov Frenkel, gouverneur de la Banque d'Israël / Hans Tietmeyer, président de la Bundesbank (auteur 3 ans plus tôt à Davos de la petite phrase au parterre de politiques : "désormais, vous êtes sous le contrôle des marchés financiers) / Stanley Fischer, directeur général adjoint du FMI / Joseph Stiglitz, économiste / Donald Johnston, Secrétaire général de l'OCDE / Howard Davies, gouverneur adjoint de la Banque d'Angleterre.



Accessible au néophyte, même s'il se perdra parfois dans les concepts économiques et sociologiques, Retournez les fusils ! permet de prendre un recul salutaire sur ce que nos sociétés, et surtout nous, individus, sommes en train de vivre. Au-delà du rappel de ce qu'est l'État, la conscience de classe, l'aliénation, ou encore les effets de la colonisation en Afrique, Jean Ziegler met en perspective ce que nous considérons parfois comme acquis, comme un état de fait, un ordre naturel des choses. Il n'en a pas toujours été ainsi de nos organisations politiques et sociales. D'autres pays, d'autres tribus et peuples (le bel exemple des Sahraoui), montrent que des choix différents existent, qu'on les juge intéressants ou non. 

Jean Ziegler fournit des clés, des éléments de réflexion, certains avec lesquels il est possible de ne pas être d'accord. Il confirme ce qu'on a bien perçu (ou le fait découvrir à ceux qui ne l'auraient jamais pensé) : l'état économique et social du monde est un fait voulu, pensé (regardez les visages souriants à la table ci-dessus). Comment interpréter autrement le Consensus de Washington, cet "ensemble d'accords informels, de gentleman agreements, conclus tout au long des années 1980 et 1990 entre les principales sociétés transcontinentales, banques de Wall Street, Federal Reserve Bank américaine et organismes financiers internationaux (Banque Mondiale, FMI, etc). (...) Ses principes fondateurs visent à obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de toute instance de régulation, étatique ou non, la libéralisation la plus totale des marchés (des biens, des capitaux, des services, etc.) et de l'instauration à terme d'une stateless global governance, d'un marché mondial unifié et entièrement autorégulé." ?

Face à ce projet, il n'y a pas 36 000 positions tenables : vous êtes pour, ou vous êtes contre. C'est l'une des conclusions importantes qui vient à la lecture de cet ouvrage, un rappel essentiel : chaque individu, chacun d'entre nous a une opinion, soit qu'il l'émette à différentes échelles (repas entre amis, publications sur les réseaux sociaux...), soit qu'il l'applique par ses choix de vie.

Au moment où il est le plus nécessaire, le principe de solidarité est remis en cause, attaqué par des idées qui se répandent avec une facilité déconcertante. Ainsi de la remise en cause des indemnités chômage qui, pour être perçues, devraient s'accompagner de "travaux d'intérêt général" (appliqué en Angleterre, voulu par Sarkozy dans son programme). Beaucoup n'y voient pas le mal. C'est à dire que des années de travail ayant déclenché l'acquisition d'un droit visant à sécuriser la période pendant laquelle l'individu se retrouve sans travail, ces années, il faudrait maintenant travailler... gratuitement, pour en mériter les droits. Sans compter que cela revient à prendre la place d'un emploi, au moment où nombreux sont les gens à en chercher. Comment marcher sur la tête, et inciter les gens à scier eux-même la planche qui va les faire tomber dans le gouffre.

Quel que soit le constat décourageant, sombre et difficile de Jean Ziegler, il montre aussi que des terrains de lutte existent, n'en déplaise aux cyniques, blasés et défaitistes flemmards. Des batailles sont remportées, des combats sont organisés et manquent de combattants. Il est d'autant moins excusable de ne pas agir.