Rage Against The Machine, Frédéric Paulin se souvient de cet air...


Frédéric Paulin (photo : Julien Mignot)

Frédéric Paulin vient de sortir son 6ème roman chez Goater Noir. Alors que vous lisez ces lignes en ce dimanche 17 Novembre, il est bien possible que je sois en train de prendre un café avec lui au festival de Lamballe. Si vous êtes pas loin vous savez ce qu'il vous reste à faire...



Au milieu de la piazza Verdi, un type s’était hissé sur une voiture renversée sur le toit. Sa tête dissimulée sous un foulard rouge et ses avant-bras entourés par des bouteilles de plastique vides scotchées à même la peau – une armure de plastique censée le protéger des coups de matraques. Il pointait un majeur en direction des flics cuirassés qui s’avançaient vers lui. Les flics essuyaient un flot ininterrompu de barres de fer ou de bois, de pierres et de bouteilles en verre.
On était à Gênes, le 21 juillet 2001. Le jour de la mort de Carlo Giuliani.
Moi, je me planquais derrière un muret en béton. Le surréalisme de la scène me faisait presque rire. A mes côtés, deux espagnols se cachaient aussi. Tous les trois, on crachait de la bile après avoir trop goûté le gaz lacrymogène. Les flics progressaient lentement, leurs boucliers en avant.
La sono des Tute Bianche rajoutait à l’ambiance incroyable en balançant un bon vieux morceau de Rage Against The Machine, Killing in the Name Of.
« And now you do what they told ya »
A ce moment, j’ai vu un flic ramasser une canette de bière et la lancer sur les manifestants. Un remake radical de l’arroseur arrosé !
« Now you do what they told ya. Now you're under control »
Déjà, le type qui sautait quelques instants auparavant sur la voiture, nous dépassait en courant comme un dératé. Fini le show ! On regagne les coulisses ! Déjà les flics avançaient en tirant à hauteur d’homme des grenades lacrymogènes. L’air était devenu complètement irrespirable. Sans jamais l’avoir voulu, les deux Espagnols et moi nous nous retrouvâmes quasiment en première ligne. Comme des cons.
Il y avait toujours cette rythmique lourde :
« Fuck you, I won’t do what you tell me »
Alors, on se rua à découvert. Des grenades rebondirent sur la chaussée et passèrent entre mes jambes. Au moment où je me glissai derrière la muraille des Tute Bianche, une horde d’une trentaine de noirs, des types du Black Block, déboulèrent d’une petite ruelle perpendiculaire. Ils percutèrent les rangs des flics et cognèrent sur tout ce qui leur tombait sous la main. Les flics furent culbutés et reculèrent.
Les anars se retirèrent aussi rapidement qu’ils étaient apparus.
Et puis il y eut cette apparition délirante : seul au milieu des gaz, un jeune type brandissait le Petit Livre Rouge face aux flics. Comme l’aurait fait un prêtre avec son crucifix face à l’incarnation du Mal. Les Tute rigolaient entre deux quintes de toux, certains dégainaient leur appareil photo pour immortaliser la scène. Moi aussi je me marrais, bien persuadé que tout ça resterait théâtralisé.
Au loin, en haut de la rue qui menait de la piazza Verdi au pont de chemin de fer, on voyait flotter la banderole de tête de la Ligue Communiste Révolutionnaire. La LCR avait rejoint le cortège des Tute Bianche et des communistes de Refondation qui se dirigeait vers la gare de Brignole, à l’ouest de Gênes.
Une clameur s’éleva alors de la Piazza Verdi. Je me retournai et vis que l’immense cri de joie montait en fait des rangs des carabiniers : des canons à eau faisaient de grandes trouées dans la foule. La panique commençait à submerger les manifestants.
Les flics se remirent à cogner comme des furieux, ça vous donnaient une idée de la bêtise humaine.
Moi, je me mis à courir.
Non loin, les trotskistes français gueulaient des slogans censés les encourager : « Tous ensemble, tous ensemble, continuons le combat ! ». Ils étaient serrés les uns contre les autres.
Un type passa près de moi, le regard terrifié :
-Putain, ils ont tué un mec !
D’autres le suivaient :
-They use real bullets !
-They killed two guys !
-Three guys ! ajouta un autre qui, sans aucun doute, avait vu l’homme qui avait vu l’homme qui avait vu les cadavres.
Et Rage Against the Machine reprit :
« Those who died are justified, for wearing the badge »
Comme je me vidai une bouteille d’eau sur le visage, une troupe d’une centaine de types habillés en noir déboula du haut de la rue. Le Service d’Ordre de la LCR cria un « gardez les rangs formés ». Des Blacks ordonnèrent aux trotskistes de retourner au contact, qu’ils n’étaient rien d’autres que des « majorettes ». Quelques autonomes remettaient déjà leur casque en vue d’un affrontement fratricide.
A côté de moi, un grand type s’appuyait sur une barre en bois, une véritable massue. A ses côtés une jeune fille habillée de noir le regardait avec des yeux plein d’amour. Il parlait à ses camarades en anglais avec un fort accent d’Europe de l’Est. Je lui demandai dans un anglais déplorable d’où il venait. Le type partit d’un grand rire :
-From Croatia, man !
Il devait avoir trente-cinq ans, ce qui pouvait signifier qu’il sortait de dix ans de guerre en ex-Yougoslavie. Les flics anti-émeute pouvaient lui paraître de bien tendres sparring-partners. Mais dans le mensonge généralisé, il se pouvait aussi qu’il ait vécu loin de son pays natal.
« Fuck you, I won’t do what you tell me, Motherfucker »
Les choses s’envenimaient entre le S.O. de la Ligue et les autonomes. Et puis, des leaders des Tute Bianche s’interposèrent et expliquèrent que la LCR ne faisait que son boulot. A l’époque, les Tuniques blanches étaient encore des symboles, charismatiques. Les anars retirèrent leur casque et un « de toute façon, on aura l’occasion de se revoir… » fut adressé aux trotskistes. La confrontation s’arrêta là.
J’évitai de rigoler trop ostensiblement, ça aurait pu me valoir un coup de boule.
« And now you do what they told ya. »

Rage Against The Machine, Killing in the Name Of