Fred Gevart, L'Interview


Pour les chanceux et ceux qui auront pris leurs dispositions, vous retrouverez Fred Gevart dans un mois au festival Mauves en Noir les 16 & 17 Avril à Mauves Sur Loire. En attendant ce jour, je vous engage à lire Bois son premier roman paru aux éditons Ecorce.

Dj Duclock : Dans ton roman Bois, la musique est un des éléments de l'ambiance, plusieurs morceaux sont cités et il y a un titre qui revient plusieurs fois (Cf L'Indic n°8 et l'article "Les Smashing Pumpkins sont dans le bois"). Quel a été le rôle de la musique pendant la gestation et la rédaction du roman ?

Fred Gevart : C'est une question intéressante, parce que dans Bois, justement, la musique joue un rôle différent dans les 3 parties (qui ont été rédigées à trois périodes distinctes). Je précise tout de suite un détail : je n'écoute jamais de musique en écrivant. J'en suis incapable. S'il y a des paroles, je me déconcentre, et s'il n'y en a pas (Jazz, Post-Rock à la GYBE !), je me déconcentre encore plus. J'écris donc en silence, soit tôt le matin soit très tard le soir.

Par contre, dans le travail en amont de l’écriture, la musique joue habituellement chez moi un rôle essentiel. Celui d’un diapason. Il se trouve que j'habite à 50 kms de mon lieu de travail, ce qui me laisse tous les jours, au gré des saisons, 1 heure et quart à deux heures dans ma bagnole. En général, je laisse tourner une chanson en boucle pendant au moins une semaine. C’est durant ces trajets que je laisse libre cours à mes idées et que je les ordonne. Les émotions provoquées par l’autoradio sont donc directement reliées à la structure de l’histoire et des personnages. Je vais même jusqu’à les décrire dans le premier jet, avant d’en effacer les traces. Par exemple, dans le brouillon de la troisième partie, quand Michaslki se réveille dans la chambre, il entendait une chanson ultra-déprimante des Warlocks sortir d’un poste. C’était Moving Mountains sur l’album Heavy Deavy Skull Lovers. Une chanson plus que mélancolique. Sans issue. Comme ce qui attend Michalski et comme l’intrigue. La chanson était décrite, Michalski réagissait en conséquence, et emportait le disque avec lui, demandant même au chauffeur de taxi de lui passer sur le trajet. Mais une fois que tout était ordonné, rédigé, vivant sur le papier, la référence était superflue et j’ai choisi de l’effacer.

Dans la deuxième partie, la musique a aussi joué ce rôle-là, et cela se retrouve de façon un peu voyante dans le bistrot, au moment où passent les mots bleus, de Christophe. Michalski et Marlène n’ont rien à se dire, ils sont au bord de la rupture, et comme par hasard, passent Les mots bleus. Cyril trouvait que c’était trop. Peut-être avait-il raison, mais j’ai eu envie de conserver la référence. Par contre, la chanson des Smashing joue un rôle totalement différent. Elle n’a pas du tout constitué une bande son dans l’élaboration de la trame. Je l’ai choisie pour sa valeur historique, celle dont tu parles dans l’article. Un morceau totalement ancré dans les années 90. Et qui, à mon sens, y est resté. Qui aujourd’hui écoute encore les Smashing Pumpkins ? Le but était ici de creuser un fossé infranchissable entre Michalski et son passé. Mais la chanson en elle-même (que j’aime toujours, je l’avoue), ne m’a à aucun moment servi de catalyseur d’émotion. En tout cas pas de façon consciente.

Bref, la musique a joué un rôle fondamental dans la deuxième et dans la troisième partie. Mais pas dans la première. Je l’ai rédigée à la mi-2009, initialement pour un autre projet. Michalski y apprend son cancer et voit se déliter son couple. Les émotions que je voulais faire passer résonnaient de façon très intense en moi, et se passaient totalement de musique. Je n’entendais, je pense, que le bruit de la respiration de Michalski, celui de l’accélération de sa voiture, celui du vent sur la plage. Mais pas de musique. Je me souviens que vers la fin, Michalski cite Chopin, mais simplement pour affirmer qu’il ne valait mieux pas en écouter sur la route en rejoignant Marlène. En fait, j’ai beau y songer, il n’y a aucune bande son qui me vienne à l’esprit quand je me passe le petit film intérieur de la première partie. C’est pour moi quelque chose de très intériorisé et de très intime. Michalski est, je pense, un personnage sans bande-son. C’est peut-être pour ça que tu ne l’aimes pas beaucoup, en fin de compte…

Ho ce n'est pas que je n'aime pas trop Michalski, mais il m'a agacé une ou deux fois pendant le bouquin, rien de grave, peut-être un effet miroir... On peut parfois se retrouver (se voir) dans certaines attitudes d'un personnage de roman et ce n'est pas toujours très réjouissant. Un autre élément important de Bois est l'alcool et le manque. Dominique Manotti et DOA disent dans l'interview paru dans L'Indic n°8 qu'une des principales qualité d'un bon romancier est sa résistance à l'alcool... L'alcool ?

La phrase que tu cites dans l'interview de DOA et Manotti ressemble à une boutade, à première vue, mais pour moi, elle lourdement chargée de sens. On a longtemps parlé, on parle encore, entre gens qui écrivent, de la "dose" idéale, celle qui donne l'impression d'être parti pour écrire un truc de l'ordre de Moby Dick. Il y en a qui disent deux verres, d'autres quatre, d'autres plus. Bon, il en faut combien, exactement ? Une autre boutade : j'ai tenté de répondre à ça sur plus de deux cent pages. Mais la vérité c'est que j'ai voulu trouver la solution pendant plus de quinze ans, avant de me rendre compte que cette putain de réponse n'existait pas. Bois n'est pas un roman sur l'alcool, même si, je crois, chaque mot, chaque virgule en sont imprégnés, mais sur l'abstinence. Sur ce choix sans cesse renouvelé. Ce renoncement. Je ne bois plus une goutte d'alcool depuis un bon moment aujourd'hui. Mais ceci est mon affaire, après tout.
Il y a un passage de Malcolm Lowry, dans "sombre comme la tombe où repose mon ami", qui résume très bien ce que j'essaie de te dire. Le héros, un écrivain nommé Sigbjörn Wilderness (le double de Lowry), est à l'aéroport de Los Angeles avec sa femme Primrose. Ils s'en vont en vacances à Cuernavaca , là où il avait écrit le premier jet de son roman (double quant à lui de sous le volcan). Primrose et Sigbjörn sont à la buvette. Son abstinence est mise à mal depuis quelques mois.

" - Et tu n'as rien commandé, dit-elle ?
- Non merci, dit Sigbjörn, je n'ai pas envie de boire un verre.
Quoi de plus vrai ? Il n'avait pas envie de boire un verre, mais d'en boire soixante-dix."

Fred Gevart, Bois, Ecorce, 2010


Oui, je me suis demandé comment je pouvais formuler ma question. J'entends la phrase de DOA et Manotti "résistance à l'alcool" comme "résistance à l'alcoolisme", résistance à la "tentation". Stephen King parle de cela dans Écriture, la fausses facilités qu'amène l'alcool, le piège de l'illusion et de la dépendance et de l'abstinence aussi. Pour ma part, j'ai toujours eu un peu peur de l'alcool. Tu as frappé fort avec ton premier roman, tu es déjà sur un autre bouquin ?

Oui, le passage sur l'alcool dans Écriture, j'ai eu envie de le citer. C'est le meilleur moment du bouquin. Il y a là-dedans une sincérité incroyable. Et pendant des années (j'ai dû lire ce livre il y a dix ans) c'est surtout pour ça que je l'enviais...
Sinon, j'ai élaboré la trame de mon prochain roman, oui. Je m'inspire assez fortement de la vie de Ian Curtis (le chanteur de Joy Division), mais je la "criminalise", à ma sauce. Ce qui est étrange, c'est que je n'ai jamais écouté ce genre de musique quand j'étais plus jeune, mais pour le coup, elle m'a fait l'effet d'une déflagration sur le plan de l'envie d'écrire. Je pense aussi que je vais y régler quelques interrogations sur les rapports père-fils, qui me paraissent de plus en plus complexes à mesure que je prends de l'âge (à moins que ce ne soit simplement le fait d'être père à mon tour). Mais enfin, je prévois une ou deux longues années de boulot, et j'ignore totalement qui pourra être intéressé par ce genre de livre. Rendez-vous l'année prochaine, qui sait ?

M'est avis qu'il y aura preneur... je sais par ailleurs que tu lis pas mal de bouquins... est-ce que tu peux nous parler un peu du livre que tu lis en ce moment ?

Hum ! (comme dirait Raskolnikov). J'ai peur de répondre par un gros cliché, ce qui serait le cas si j'y allais directement. Alors mettons qu'en ce moment, j'ai un peu de mal à trouver la pépite. Je pense que la vie ne vaut la peine d'être vécue que quand on a un bon bouquin dans lequel se replonger tous les soirs. Dernièrement, ça m'a fait ça avec le début de Train, de Pete Dexter. Mais l'ennui, c'est que ces pépites là, j'ai parfois tendance à les avaler d'un trait. Ainsi, j'ai descendu Plender de Ted Lewis en deux gorgées il y a un petit mois. Cette histoire était fascinante. Viscérale. Je crois que je vais approfondir cet auteur. Mais depuis cette lecture, il n'y a pas eu d'effet magique. Alors, une quinzaine de titres reposent sur la table de nuit, au cas où. Dont Le livre des fêlures, une anthologie sortie récemment chez 13ème note édition, avec certains textes coups de poing, notamment le fabuleux Déchirures, de Daniel Jones. Mais cette anthologie est si bien que je préfère la faire durer. Je lis une nouvelle de temps en temps et j'espère qu'elle me fera jusqu'à juin. Alors, maintenant, allons-y pour le cliché : je relis Crime et Châtiment, dans une vieille traduction. Ou plutôt une traduction qui a bien vieilli. J'hésite à m'offrir la nouvelle, chez Actes Sud. Je crois que ça vaut le coup. Enfin, pour en revenir à l'histoire en elle-même, Raskolnikov est un personnage qui n'en a pas fini avec moi. Un jour, j'ai lu quelque part que tout bon roman pourrait s'intituler Crime et Châtiment... J'ai pas non plus fini de méditer là-dessus !

Restons encore un peu dans les bouquins, souvent il y a un livre déclencheur ou quelques livres... est-ce que tu a s le souvenir de ça, d'avoir lu un livre et de t'être dit c'est ça que je veux faire. Pas forcément pour le style, mais pour écrire, parler aux autres à travers la littérature... faire passer des émotions, raconter une histoire. Tu as croisé ce genre de moment ?

Oui, bien sûr. J'ai deux ou trois exemples. Le plus ancien, c'est la lecture du Grand Meaulnes, je devais avoir treize ans. Je crois que j'ai écrit mon premier poème peu de temps après, ou bien juste avant, je ne sais plus, mais les deux évènements sont très rapprochés dans le temps en tout cas. Je ne sais pas si j'aimerais toujours ce livre, aujourd'hui. Je crois que je ne le relirai jamais, c'est le meilleur moyen de ne pas le savoir. Sinon, plus récemment, c'est la lecture de 1974, de David Peace, qui m'a donné envie d'écrire le genre de trucs que j'écris aujourd'hui. Le petit Bleu de la côte Ouest, aussi, ça m'avait fortement influencé.




Revenons un instant à la musique, est-ce que tu pourrais nous donner une liste de titres pour accompagner la lecture de Bois. Pour ma part je n'écoute pas trop de musique en lisant, par contre entre deux immersions dans un bouquin j'aime bien écouter des titres qui sont en rapport...

Super : voici la liste dans l'ordre. Il doit manquer un Pink Floyd avec une sonnerie de téléphone, mais globalement c'est ça :

The empty page Sonic youth
Nude as the news Cat Power
Today Smashing pumpkins
Perfect Day Lou Reed
Requiem pour un con Serge Gainsbourg
Love will tear us apart Joy division
Teresa's sound world Sonic youth
Pulque mescal y tequila Hubert Felix Thiefaine
les mots bleus Christophe
Bullet with butterfly wings Smashing Pumpkins
Lili Marleen Marlene Dietrich
Blaise Bailey finnegan III Godspeed you black emperor
Comme un boomerang Etienne Daho & Dani
Metal heart Cat power
Marlène Noir Desir
Moving Mountains The Warlocks
24 hrs Joy Division

Sacrée playlist ! Les lecteurs de Duclock vont pouvoir se faire une bonne compilation pour accompagner la lecture de Bois, il faut aussi qu'ils sachent, au passage, que tu seras au salon de Mauves En Noir (16 et 17 Avril). En attendant Avril, j'ai une dernière question, pas la plus simple... Est-ce que tu peux nous raconter ta dernière surprise ? La dernière fois que tu as été surpris par quelqu'un ou quelque chose ?

Depuis que cet entretien a commencé, je me suis repassé - dans la voiture, évidemment - les Smashing Pumpkins. Putain qu'est ce que c'était bon !



Merci à Fred Gevart pour ses réponses, et n'oubliez pas de vous procurer Bois en librairie ou par le biais du site des éditions écorce.