Glissement de terrain



D'après le Dictionnaire du français argotique (F. Caradec, Larousse), le polar est un terme d'argot qui se traduit par roman policier. Le roman policier désigne l'ensemble des littératures policières (roman noir, roman jeu/enquête, thriller (ou suspense), espionnage, polamour... souvent un roman policier peut se voir coller plusieurs de ces étiquettes). Sur le sujet je conseille la lecture de Boileau-Narcejac Le roman policier chez Quadrige/PUF. Boileau et Narcejac voient les littératures policières comme un pommier qui donne diverses pommes... Le roman noir (une certaine description du monde où la société industrielle est vue comme un échec et dont le roman noir décrit les maux) me semble bien en être une qui pousse dans la continuité du hard boiled américain (Cain, Chandler, Hammet...) et du néo polar à la française (Manchette, Amila, ADG...).

J'aimerais travailler à un état des lieux du polar en France. Je suis aussi en train d'essayer de mettre en place un petit questionnaire d'enquête avec quelques questions à poser aux gens qui lisent du polar et à ceux qui n'en lisent pas forcément. Ca va prendre du temps à mettre en place. Une de mes problématiques que j'expose par ailleurs c'est qu'il me semble que de plus en plus le polar = thriller dans la tête des lecteurs. La pomme thriller sur le pommier des littératures policières qui compte de nombreuses variétés est en train de prendre une grosse partie de la sève de l'arbre et du coup les autres pommes se rapetissent ou vont carrément aller voir ailleurs (et se faire publier en dehors de l'étiquette "polar"). De fait on assiste à un appauvrissement de la diversité du genre "littérature policière". Peut-être un peu comme la SF envahie par la fantasy...

Les estampilles "thriller" et "noir" (laissons pour l'instant de côté le « roman régional ») sont à la mode avec une forte prédominance pour le thriller. Cela fait beaucoup de livres qui ne resteront pas et qui noient des nouveautés intéressantes. Le genre pourrait bien se confiner de plus en plus dans des grandes lignes répétitives destinées à un lectorat qui désire retrouver les mêmes effets de livre en livre (voire à ce sujet les articles dans l’Indic « Tourner en rond dans le noir » et « Franck Thilliez fait son cinéma »). Si l’écriture à base de codes, de clichés et de poncifs colle aux littératures policières depuis le début (si l'on veut bien placer l'un des actes de naissance dans les romans feuilletons) on arrive tout de même à l’heure actuelle à un terrible appauvrissement du genre.

C’est inquiétant. Le "Thriller" ramené aux tueurs en série, aux pédophiles... et au dangereux criminel plus ou moins psychopathe (comprendre « monstre » et "grand méchant") écrit sous forme de scénario, quasiment sans style, n'est-il pas en train de phagocyter les littératures policières ? N'est-ce pas dangereux pour l'avenir du genre ? Y a-t-il une possibilité de renverser la vapeur, de rééquilibrer les parts du gâteau pour que les auteurs puissent vivre de leur plume et avoir le temps de produire de bons romans ? Parce qu'à part quelques locomotives qui s'en mettent pleins les poches avec (trop souvent) de mauvais romans éphémères que vont devenir les autres, ceux qui écrivent ou éditent pour quelques clopinettes, combien de temps vont-ils tenir ?

Il me semble qu’on assiste à un déplacement. Pour faire court : le roman à énigme est un roman qui met en avant la déduction, qui stimule l’esprit, la logique, un genre de victoire de l’intelligence, le triomphe du cerveau qui explique le crime et trouve le coupable. Tout un pan du roman noir avec son détective/chevalier peut être vu comme un combat contre les maux de la société industrielle et capitaliste, cette littérature met en avant les problèmes de notre société, le mal est là. Dans le thriller (dans sa production actuelle) un glissement s’est opéré : le mal est dans l’individu, généralement un psychopathe. Le combat est alors déplacé, le "mal" ne correspond plus à la même chose. Il y a évidemment une réflexion à mener sur le message politique du thriller : l’image du « monstre » et la chasse à l'homme qui s'en suit n’est pas neutre.

Si la production policière se résume de plus en plus au thriller, alors les pommes des littératures policières vont être remises en question. Peut-être tout un pan du pommier va disparaître (non pas dans le fond, mais dans le classement en genre) et être absorbé par les collections dites blanches. Où est le roman noir gothique à l'heure actuelle ? Le roman fantastique ? Il me semble bien qu'il existe toujours, mais pas rangé au même endroit. Le roman noir - ce que en France nous avons appelé le roman noir, un roman avec un angle de vision sur la société - n'est-t-il pas de plus en plus rangé dans la littérature blanche ? Tout cela n'est pas qu'une affaire d'étiquette c'est aussi une affaire de marchandise et de culture.

Le danger c'est l'appauvrissement d'un genre par la mise en place de produits, de marchandises, calibrées (industrie oblige) sur le même schéma formateur de goût et d'attente unidimensionnel. Un produit standard est plus facile à vendre... Le thriller lui-même qui est un genre assez flou mais qui peut se définir comme une littérature à suspense qui doit vous donner envie de tourner les pages grâce à un scénario à rebondissement, est en train de devenir synonyme de littérature sanglante relatant  les crimes et la traque d'un serial killer, ce qui est particulièrement réducteur.