Wu Ming, Manituana


Tout lecteur a de ces souvenirs de voyages faits dans les bouquins, paysages incrustés dans la tête, sensations en éveil. Instants qui ont transformé l’enfant et l’adolescent en adulte livrophage. Manituana renoue avec ces plaisirs.

En 1755 Français et Anglais s’affrontent en Amérique, chaque camp s’étant allié avec des tribus indiennes. Immenses terres et aventure, mode de vie lointain, situation forte en tension dramatique, tout y est, à l’image de cet enfant recueilli par les Mohawks qui deviendra un guerrier solitaire et légendaire. Les Mohawks, amis de William Johnson, la figure de la paix. Mais en 1775 le patriarche meurt et son fils John affronte un comité qui préfigure la rébellion des petits colons contre le Roi et le Parlement anglais. On murmure indépendance et liberté.

La première partie du roman explore ce contexte et ses différents protagonistes, le clan Johnson et les figures indiennes : Molly la magicienne ou Joseph le guerrier. Tous ont noué des liens d’amitié et de respect. Les Johnson représentent la Couronne et les propriétaires terriens - les loyalistes - face aux rebelles qui veulent s’émanciper et parfois s’approprier les terres indiennes. Le lecteur pénètre ce monde et s’imprègne des enjeux, puis après un voyage en mer, il est transporté dans le vieux Londres, dans une rupture très bien amenée. Avec l’arrivée dans cette ville sale, miséreuse et riche, il est aussi déphasé que les Indiens. La fréquentation de la Cour s’avère superficielle, cette nouvelle civilisation suscite bien des doutes... Le voyage anglais culmine lors d’une réception fantastique où les Mohawks deviennent des animaux de foire d’exposition. Les nobles parlent libéralisme, Adam Smith et « bon sauvage », Rousseau contre Voltaire. Et quand un comte définit l’aristocratie :
« Je suis arrivé à la conclusion que cela signifie avoir quelqu’un disposé à prendre les coups à notre place. Pour prouver cette théorie, l’autre jour j’ai bruyamment pété au salon, en présence de bien trois de mes serviteurs. Eh bien, non seulement ils ont feint de ne pas avoir entendu mais quand j’ai accusé l’un d’eux avec véhémence, il n’a pas cillé et s’est laissé infliger la punition de l’air le plus contrit du monde. Voilà, être aristocrate signifie agir en pleine impunité, au mépris de toute évidence. »

S’en suivra une ultime partie, un retour en Amérique pour rejoindre l’Histoire telle qu’on la connaît. Ou plutôt une vision différente de l’Histoire que l’on nous sert habituellement, la guerre d’Indépendance Américaine. Manituana a cette particularité de placer son lecteur aux côtés des loyalistes ; George Washington est lui dans le camp des rebelles. Il n’y a pas véritablement de glorieux colons épris de liberté dans cette affaire, mais plutôt une volonté de domination d’un continent ; et surtout un grand perdant : les Indiens.

Les Etats-Unis d’Amérique viennent de naître sous nos yeux ; une histoire passée qui met très bien en relief le présent, les occasions manquées, l’espoir et les personnes sacrifiées. Manituana, c’était une terre possible où différents peuples auraient pu vivre ensemble.

Wu Ming, Manituana, Métailié, 2009, 24 euros, 508 p.