Mark Kerjean se souvient de cet air




Mark Kerjean habite Brest, une ville du bout du monde où il fait beau plusieurs fois par jour. Les curieux pourront croiser ça et là les poèmes et les nouvelles de Mark ainsi que son roman Les corps sont plus lourds que les coeurs brisés paru aux éditions Goater. Aujourd'hui il nous emmène voir passer le train avec Interlude.

L’enfance nous parait toujours émettre d’un temps révolu comme une étoile morte dont la lumière nous parviendrai toujours. Cette lumière lointaine nous éclaire aussi de sons oubliés. Gamin, je me plantais souvent devant la télé, et plus que les images, c’est la lumière qui me fascinait, cette lumière qui palpitait jusqu’à ce que la neige recouvre l’écran de son bruissement magnétique. Avant que celle-ci n’apparaisse, les images qui défilaient m’emmenaient toujours faire un tour de manège. Je ne savais pas lire, mais le petit train aux wagons peints de lettres qui servait de générique de fin d’émission, ou d’interlude, racontait une histoire en musique qui me semblait résonner uniquement pour moi. Il y a longtemps que je n’ai pas entendu cette musique.
A cette époque, je possédais une toupie tenant captif sous une cloche transparente un petit train qui tournait à la vitesse de cette toupie propulsée à l’aide d’une poignée munie d’une vis sans fin. J’adorais pomper sur cette vis qui animait la révolution de ce petit train qui tournait et tournait et tournait encore pour mon plus vif plaisir. Un plaisir intime, et intense, qui faisait ronronner mon petit moteur intérieur du ravissement que procure la répétition. Ces deux petits trains sont à présent liés par le souvenir dans une commune vibration de bien-être que je n’ai plus éprouvée depuis bien longtemps.
Quelle était la musique de cet interlude ? Je crois entendre des sons clairs, quasi-cristallins, qu’égrène une guitare au rythme de la succession ininterrompue des wagons, un défilement en boucle qui ne semble jamais finir. Tout autant que la musique qu’accompagnait l’apparition des wagons dans le cadre de la télévision, c’est cette apparition sans fin dont je guettais néanmoins l’achèvement qui me submergeait de mélancolie. Je ne sais si cette musique ignorée aurait à la redécouverte d’une écoute la vertu de me plonger à nouveau dans le bain de jouvence de cette insondable mélancolie. Mais comme Ulysse redoutant le chant des sirènes, je me suis jusqu’à présent abstenu de rechercher l’envoutement de cette mélodie, de peur, peut-être, que tout ne recommence.

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J’ai finalement effectué une recherche sur la toile : « le petit train rébus » parcourut la campagne des écrans de télévision de 1960 à 1963. Il s’agissait de résoudre un rébus dont la suite était proposée sur les parois des wagons jusqu’à ce que le train entre en gare de « solution ». Ces interludes furent créés par Maurice Bruno. La musique originale, intitulée « Endlessly », était de Clyde Otiset et Brook Benton, interprétée par Mark Taynor et son orchestre. A partir de 1963, « le petit train rébus » fut remplacé par « le petit train de la mémoire » ; il s’agissait, exercice de mémoire visuelle, de reconstituer les fragments d’un dessin, l’image en son entier se révélant à nouveau au terminus bien-nommé. La musique, mélodie envoutante très proche à mon avis de « endlessly », fut cette fois composée par Alec Sinavine. C’est en définitive cette version que j’ai connue, en dépit de ce que suggère le texte précédent qui évoque des « wagons peints de lettres ». Le petit train, selon toute vraisemblance, n’a pas non plus été utilisé comme générique de fin de programmes, mais j’ai tenu à écrire ce souvenir tel que je l’avais conservé en mémoire, ou tel qu’il s’est construit dans ma mémoire, sans chercher à en vérifier l’exactitude, chose faite désormais.


Mark Kerjean
Le petit train rébus

Le petit train rébus, image d'archive ORTF.